Serge BouchardUn café avec Marie

À la vie, à la mort.

Extrait de l’œuvre

Rocky

Ce matin, je suis heureux. Je regarde la rivière, il fait beau, dans le boisé les feuilles de l’érable ont tourné à la couleur orange, des outardes résidentes volent en petites bandes au fil de l’eau, elles jappent. Le grand tremble frilote, je bois ce café essentiel sans lequel je ne saurais survivre, et je commence dans le calme une journée de lecture et d’écriture avec l’impression que je serai béni par de grandes inspirations.

Au commencement du jour, tout est possible. Dernier souffle de l’été, j’entends derrière moi des petits bruits familiers, Marie s’affaire et se prépare elle aussi à écrire et à lire avec son café, ses toasts, bien isolée dans son bureau à l’étage. Lou s’entraîne dans le parc tout près, avant de courir au collège pour une leçon de philosophie. J’ai en tête l’émission que j’ai enregistrée hier, dans la joie et dans l’intelligence, avec des collègues complices. Cela, tout cela, s’appelle le «bonheur».

Mais il suffira d’un coup de téléphone, pire, il suffira que je me mette à réfléchir un peu, au passé, au présent, à l’avenir, pour que cet instant heureux s’évanouisse en une fraction de seconde. Vous me direz: je me suis mis à penser, il ne fallait pas. Voyez comment le bonheur est fragile, délicat. Une idée noire, un mauvais souvenir, une pensée à propos du destin et de la finitude, et le voilà parti. Le bonheur est lié à la sagesse, à l’équilibre, à la paix et à l’élévation de l’âme, certes, mais il est aussi lié à la volonté de le reconnaître, de le saisir, de l’attraper dans les interstices de cette ligne du temps remplie de blessures et de diverses misères. Il en faut, du vouloir, pour absorber tous ces coups, pour apprivoiser ses douleurs, pour rebondir et se déclarer heureux quand même.


 

Voyez comment le bonheur est fragile, délicat. Une idée noire, un mauvais souvenir, une pensée à propos du destin et de la finitude, et le voilà parti.

Extrait de l’œuvre


 

Ce matin, je suis heureux avec ce que la vie me donne, là où je suis, comme je suis. Mon père, heureux comme un roi, grand philosophe d’avant les Grecs, disait: «Sois heureux comme que té, ousque té, avec c’que t’as!» Mais cela ne suffit pas. Je sais que mon bonheur immédiat ne tiendra pas le coup. Il faut s’entraîner, résister, s’endurcir, pour se relever et espérer retrouver ne serait-ce qu’un autre moment de bonheur. Le bonheur, en un mot, est une chose sérieuse, une entreprise difficile. Ce ne sont ni les sourires de singe, ni les cris, ni les trips, ni les highs, ni les sautillements et les évasions, ni les selfies où l’on s’éclate, ni les achats, ni les voyages, ni les désirs brûlants, ni les plaisirs orgasmiques qui illustrent un quelconque bonheur. Le bonheur n’est pas une farce, un rire gras, un gros tapage de cuisses. Bien au contraire. Le bonheur est un sourire, un léger sourire, de l’humour délicat, de l’amour bien senti, en toutes circonstances. Le bonheur, c’est une chance d’aimer, c’est marcher dans une ville sans craindre la violence, c’est manger en famille ou avec des amis, c’est jouir des soins de santé pour tous, d’une éducation supérieure pour tous, c’est la poursuite sans fin de la beauté de la vie, d’une forêt vierge, la marche maladroite d’un petit orignal qui deviendra un grand élan de liberté.

Ce matin, je suis heureux, mais tout à l’heure, je le serai moins. Mes douleurs reviendront, mes inquiétudes, mes cicatrices. Je suis ce vieux boxeur tuméfié, au dernier round, survivant de ce long combat où il a été souvent assommé, mais jamais knockouté. Je lève mes bras meurtris au ciel et j’appelle le nom de mon amour, les deux yeux fermés.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».