Notre entretien
avec l’autrice
Votre roman nous invite à assister à un symposium présenté par le « Laboratoire du Néo-Moi Féminisant » portant sur l’œuvre d’une poète russe que vous inventez de toutes pièces, Razuvaeva. Cela vous donne l’occasion de vous livrer à une satire aussi réjouissante que mordante d’une certaine sensibilité contemporaine touchant les rapports hommes/femmes dans les études littéraires. En notre ère post-#MeToo, craignez-vous qu’on y lise une forme de réaction contre ce mouvement?
Non, ça ne m’effraie pas. Lourdes est après tout un effort de dégagement qui emporte par-delà tout mouvement et tout contre-mouvement qui agiteraient encore le grand foutoir des idées. « No one can have an idea once he really starts listening », disait John Cage. Chaque lecteur à l’oreille assez sensible entendra dans mes phrases un rire subtil et fou, capable de faire éclater toutes les armures, même celle d’une militante #MeToo.
Car il plane dans Lourdes une atmosphère électrique, explosive, agressive — où les idées s’autodétruisent.
Et les idées qu’on se fait de la femme et de l’homme, aussi bien que les idées qu’on se fait de la domination y flambent à notre grand bonheur, à notre grand effroi.
Tous les discours sur la littérature que vous parodiez dans votre roman se révèlent impuissants à capter l’essence de l’œuvre de Razuvaeva. Croyez-vous qu’il soit possible de parler de littérature de façon légitime à l’université?
Tout discours sur la littérature l’écrase, l’alourdit, l’abuse, la violente. Dans le discours comme dans le reste, la violence n’est jamais légitime, mais souvent nécessaire pour atteindre une forme ou une autre de jouissance.
Cela dit, il y a peu de place pour la jouissance à l’université.
Devant le mythe européen, Lourdes succombe à sa beauté – qui n’est jamais d’actualité, car elle a partie liée avec l’éternité, l’infini, l’abstraction.
Extrait de l’entretien
Vous mettez en scène une chercheuse nord-américaine qui se sent intimidée par la grande culture européenne. Ce thème classique, qu’on appelait autrefois, à l’époque d’Henry James, « la question internationale », vous semble-t-il encore d’actualité?
Lourdes, protagoniste de Lourdes, est une vraie héroïne jamesienne : une jeune femme fervente de curiosité et fascinante d’idiotie, bref un être insaisissable. Elle ne sait pas exactement au nom de quel idéal elle fuit l’Amérique. En cela, elle incarne un mélange d’ingénuité et d’intensité que l’Europe – aujourd’hui bureaucrate – regarde encore avec suspicion.
Dans un monde standardisé où le polyester de la fast fashion et les ritournelles de TikTok ont conquis les plus lointaines contrées, notre soif de beauté est indicible. Devant le mythe européen, Lourdes succombe à sa beauté — qui n’est jamais d’actualité, car elle a partie liée avec l’éternité, l’infini, l’abstraction. C’est d’ailleurs la beauté abstraite du mythe qu’a su magnifier James, bien plus que les tourments sociopolitiques de son temps.
J’aspire forcément, en tant qu’écrivaine de fiction, à cette inactualité.
Mais il faut dire que certains, encore aujourd’hui, se cramponnent au mythe européen comme au socle immuable de la poétique, de la raison et de la démocratie. S’ils s’accrochent à ce fantasme pesant, c’est parce que chacun ressent dans sa chair et ses neurones la force terrifiante du vortex de la bêtise où la culture s’est abîmée. Ce gouffre vertigineux est au cœur de Lourdes.
Finalement, il est vrai que le Nord-Américain moyen ne se sent plus intimidé par l’Européen moyen. Grand bien lui en fasse. Or Lourdes n’est pas moyenne. C’est une aventurière, et les aventuriers seront toujours intimidés par l’inconnu, parce qu’il les magnétise — irrésistiblement.