Éditorial
Quand nous ouvrons L’Entaille et la Durée, cette rétrospective d’un demi-siècle d’essais signés Nicole Brossard, nous avons l’impression de poser le pied sur un vaste continent. Nous sommes d’abord soufflés par l’ampleur du panorama qui s’offre à nous, par sa profondeur, par l’air vivifiant que nous y respirons. Et puis il nous apparaît très clairement que ces essais, quelle que soit la définition que nous donnions à ce terme, sont d’abord et avant tout de l’écriture.
La réflexion qui s’y déploie, sur l’acte créateur, sur le féminisme, sur le lesbianisme comme projet politique, est indissociable d’un travail dans le corps même de la langue. Métaphores, rythmes, silence, tout fait sens ici.
L’écriture, c’est du corps, nous dit Nicole Brossard. L’écriture, « c’est lorsque le corps de mémoire rencontre le corps désirant ». Mais il ne s’agit pas ici de n’importe quel corps ni de n’importe quel désir. Ce corps est celui d’une femme, et ce désir est celui qui la porte vers une autre femme. Il s’agit d’un corps et d’un désir qui ont été occultés, emprisonnés, depuis toujours. Il est donc ici question de transgression.
Mille neuf cent soixante-neuf, l’année de la publication du texte ouvrant cette rétrospective, marque la culmination de la Révolution tranquille. C’est la libération d’une parole au Québec, et c’est de manière plus large, en Occident, une remise en question, violente, radicale et sans précédent, de tout un ensemble de valeurs qui étaient jusqu’alors tenues pour indiscutables.
En 2019, quand paraît le dernier texte du livre, il y a des lois touchant l’égalité des droits et la parité salariale, l’accès à l’avortement (quoique…), le mariage gay est légalisé dans plusieurs pays (pour combien de temps?). Bref, cette révolution a eu lieu (en partie, du moins). Et les armes brandies par les citoyens de cette révolution-là n’étaient pas les piques et fourches des sans-culottes montant à l’assaut des Tuileries. C’étaient des œuvres où il était question des femmes, de leurs corps. C’étaient des œuvres qui montraient des corps de femmes ou d’hommes acquiesçant à un désir jusqu’alors couvert d’opprobre.
La réflexion qui s’y déploie, sur l’acte créateur, sur le féminisme, sur le lesbianisme comme projet politique, est indissociable d’un travail dans le corps même de la langue. Métaphores, rythmes, silence, tout fait sens ici.
Il est quand même étonnant, ce surgissement de l’homosexualité au XXe siècle. Soudain sont apparues dans l’art, dans la littérature surtout, ces pratiques qui sont pourtant de toutes les époques et de toutes les cultures. Gertrude Stein, Colette, Virginia Woolf, André Gide, Marcel Proust, Jean Genet, Marie-Claire Blais, Michel Tremblay, comment penser la modernité sans eux?
La lutte pour la libération des corps et des désirs est devenue le fer de lance pour toutes les autres luttes de libération qui ont suivi, oppressions fondées sur la couleur de la peau, sur l’infériorité économique, sur les handicaps physiques. Et ce que réclamaient, et réclament toujours, les guerriers de cette révolution, ce n’est pas seulement la libération de minorités exclues, comme les homosexuels, les femmes (bien que les femmes n’aient jamais été une minorité), mais une vie meilleure pour tous. C’est vouloir faire advenir un «contexte d’appartenance et de connivence où un individu a les meilleures chances de se développer, de prendre goût à la vie, de pouvoir exercer sa créativité», c’est partager avec tous «ce goût très grand que les femmes développent du bonheur, ce goût incompatible avec la violence et les rapports de pouvoir».
Il ne faut pas l’oublier, l’apparition en pleine lumière de ces corps, de ce désir, n’est pas seulement un événement esthétique, mais un événement éminemment politique. La preuve, c’est que les gens de pouvoir, eux, l’ont bien compris.
Je lisais récemment, dans un organe digne de foi, que c’est la légalisation du mariage entre personnes du même sexe qui a galvanisé la droite religieuse américaine il y quelques années, qui a été l’élément déclencheur de l’attaque que celle-ci livre depuis contre la démocratie, comme il n’en avait pas eu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis un siècle à peu près, on ne brûlait plus les livres. Il semble hélas que le temps des autodafés soit revenu.
«Mais nous savons que l’histoire s’est toujours refermée rapidement sur la minorité que constituent les homosexuel-le-s, comme elle se referme constamment sur les droits acquis par les femmes», nous dit enfin Nicole Brossard. Et nous savons que l’histoire a la vilaine habitude de se répéter. Combien de fois a-t-on rendu un groupe – Juifs, communistes, bourgeois – responsable de tout ce qui va mal? Et nous savons les conséquences cela a eues pour ce groupe.
Comme l’actualité – indicible horreur – nous le rappelle ces jours-ci, le pire est prêt à ressurgir n’importe quand. Mais, comme disait l’autre, le pire n’est pas toujours sûr. Se pourrait-il qu’il ait raison, au moins cette fois-ci?