Marie-Andrée LamontagneAnne Hébert, vivre pour écrire

La grande biographie d’une femme discrète et d’une écrivaine exceptionnelle.

Extrait de l’œuvre

 

 

Vers Paris 

Les difficultés d’adaptation d’Anne Hébert à Paris sont en grande partie d’ordre pratique. Son frère Pierre dira: «Elle était capricieuse pour la nourriture. Un jour, au buffet de la gare de Lyon, elle a réclamé des toasts comme à la maison! Elle n’aime pas le café français et ma mère devra lui envoyer régulièrement des paquets de café Maxwell House.» Des rouleaux de papier hygiénique emprunteront bientôt le même chemin, car celui qu’on trouvait alors en France était comme du papier émeri, ajoute le frère dans les mots de sa sœur.

Ces détails, qui semblent anecdotiques, disent aussi le tempérament craintif, routinier, casanier d’une Anne Hébert guère portée à l’aventure, ce que tempèrent ses traits plus résolus, tout aussi vrais. Mavis Gallant se souvient ainsi d’un voyage en train en Italie, où son amie «en jaquette» prend ses aises dans leur voiture-lit dès le début de la soirée. «Mais tu ne vas pas dîner?» s’est-elle étonnée avant de recevoir pour toute réponse: «Non, on est si bien en jaquette!» Et Mavis Gallant d’ajouter avec amusement: «Je n’avais pas entendu le mot depuis
l’époque de ma bonne. La jaquette en question était à manches longues, comme celle d’une bonne soeur. Ce soir-là, Anne a dîné d’une bouteille d’eau minérale.»

 

Il est vrai que toutes ces années passées à s’économiser, à écouter son estomac et ses intestins ne sont pas sans avoir suscité quelque méfiance de principe devant l’inconnu. C’est ainsi que la romancière, évoquant la genèse d’Héloïse, dira:

« Quand je suis venue à Paris, j’avais très peur du métro. J’avais l’impression qu’on allait s’enfoncer sous terre, et qu’on ne pourrait plus respirer. J’avais une espèce de claustrophobie. Petit à petit, je me suis habituée au métro, car c’est un moyen très commode de se promener. Mais je crois qu’il m’est resté cette appréhension-là. »

On peut y lire entre les lignes le souvenir d’une adaptation difficile à cette France où, dira-t-elle aussi, plus tard, «je trouvais que tout était trop apprivoisé, [où] je me sentais comme une sauvage». En outre, ces difficultés semblent avoir occasionné des dépenses imprévues, à en juger par cette réflexion que fera Anne Hébert à ses parents, un an après son arrivée:

« Si j’avais la bourse cette année [demandée cette fois à la province de Québec], mon expérience me servirait et m’éviterait à la fois l’adaptation si différente du début et bien des gaffes financières par la suite… Enfin ce qui est fait est fait et je trouve que je suis bien gâtée. »

Toutefois, passé le premier choc, sa francophilie reprend le dessus. Elle aime déjà la France d’un amour de tête. Elle apprendra à l’aimer au quotidien dans les semaines et les mois qui suivent, et c’est avec les yeux émerveillés d’une petite provinciale qu’elle apprivoisera alors la capitale. Comparé au Paris rêvé de ses lectures, des souvenirs de sa mère ou de ses tantes, celui qu’elle découvre est à la fois semblable et différent – nouveau et familier. Familier, le chat qui se chauffe au soleil sur un mur, mais nouveaux, l’oiseleur du marché aux fleurs, les marchandes de quatre-saisons, les ménagères à cabas, les pigeons sur la statue de Danton, la Seine qui coule non loin, si d’aventure la Canadienne – ainsi disait-on alors – ouvre la fenêtre de sa chambre ou descend marcher le long des quais. Ces éléments du décor parisien, Anne Hébert, comme la plupart des Canadiens français de sa génération nourris de littérature française, les découvre avec un sentiment de déjà-vu qui renvoie d’abord à un «déjà-lu» attendri et reconnaissant.


 

Comparé au Paris rêvé de ses lectures, des souvenirs de sa mère ou de ses tantes, celui qu’elle découvre est à la fois semblable et différent – nouveau et familier.

Extrait de l’œuvre


 

Le mot provinciale n’a ici rien d’infamant. À Paris, pourquoi Anne Hébert renierait-elle la province d’où elle vient? Ce serait se fuir elle-même et les lectures qui l’ont faite, François Mauriac, Georges Duhamel et La Semaine de Suzette mêlés. Voyez-la lever les yeux sur les façades Haussmann en pierre de taille, avec leurs garde-fous en fer forgé, leurs géraniums en pot accrochés aux fenêtres, leurs cours pavées, leurs grandes portes cochères. Quand elle baisse les yeux – et cette timide les baisse souvent –, la femme de trente-sept ans qu’elle est aussi, sous des airs d’éternelle jeune fille, se voit en train de poser le pied sur des pavés médiévaux, qui la ramènent en pensée à ceux de Québec, anciens eux aussi, mais comme on peut l’être dans le Nouveau Monde, c’est-à-dire d’un ou deux siècles, trois tout au plus. Quelle joie: elle est à Paris, ce n’est pas un songe. Une dizaine d’années plus tard, elle expliquera au poète et journaliste Wilfrid Lemoine, qui l’interrogera – comme tant d’autres – sur ses raisons de vivre en France: «Le Québec d’autrefois, la vieille ville de Québec, ça n’a plus de rapport avec aujourd’hui mais c’était la province française. Je crois que ça explique aussi l’espèce d’accord que je sens en France.»


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».