Pascale BeauregardMuette

Entre la parole et le silence : le pouvoir des mots.

Notre entretien
avec l’autrice

Catherine, la narratrice du roman, est née de parents sourds, mais elle-même est dotée de l’ouïe et de la parole. Nous découvrons à travers ses yeux la réalité d’une communauté, celle des personnes Sourdes, qui vivent un sentiment très fort d’exclusion, de vulnérabilité. Pourquoi ce fossé, malgré l’existence de la langue des signes, qui vient pallier chez eux l’absence de la langue parlée?

D’abord, il faut savoir qu’à l’époque de la Grande Noirceur, durant laquelle les parents de Catherine ont grandi – et aussi les miens, puisque le roman puise à même mon expérience personnelle —, ce fossé, qui existe toujours, bien qu’il tende à se rétrécir avec le temps, était d’une ampleur inouïe : ceux qu’on appelait les « sourds-muets » étaient mis à l’écart de la société, « placés » en institution. La plupart des enfants Sourds nés à cette période ont subi ce double, voire ce triple abandon : à l’exclusion de l’espace familial s’est ajoutée l’indifférence de leurs parents quant à l’apprentissage de la langue des signes, puis certains pensionnaires, victimes d’abus sexuels pendant leur séjour en institution, ont été confrontés à l’incapacité de leurs proches de recevoir leur lourd secret, et donc condamnés au mutisme… Suicides, folie, alcoolisme, incapacité de s’adapter aux exigences de la société : à la suite de ces traumatismes, des centaines de Sourds, une fois adultes, se sont sentis et se sentent encore en profonde inadéquation avec le monde.

Aujourd’hui, les personnes Sourdes revendiquent avec fierté leur identité singulière. La langue des signes québécoise, qui par ailleurs est ma langue maternelle, en est le cœur : c’est un joyau à préserver puisqu’elle est menacée de disparition (l’essor des implants cochléaires amène la majorité des enfants Sourds à intégrer la masse des entendants), au même titre que la langue française au Québec. Or, comme pour toutes les autres langues visuo-spatiales dans le monde, pour être vue et entendue par ceux qui ne la maîtrisent pas encore, elle doit impérativement être relayée par l’interprète gestuel qui, à l’instar de Catherine, est un passeur de mots.

C’est le propre de tous les adolescents, peut-être, de se sentir déchirés entre le monde extérieur et celui, à la fois confortable et inhabitable, de la famille. En quoi la destinée de Catherine est-elle différente, exceptionnelle?

L’adolescence marque le passage de la jeunesse à l’âge de la maturité. Mais Catherine est née adulte : son privilège d’entendre, dans une famille où les deux parents sont Sourds, l’éloigne de la pureté et de l’innocence propres à l’enfance. Adieu, la naïveté et les joies de l’émerveillement! Placée au centre du monde, Catherine reste pourtant toujours en marge d’elle-même, devant soit parler pour à sa mère sourde, soit incarner, c’est-à-dire donner forme, avec son corps, aux multiples voix venant de l’univers des entendants, dont celle, débordant à l’excès, de sa grand-mère. La parole de Catherine est pour ainsi dire empêchée, noyée dans une mer indifférenciée de signes et de sons. Et ainsi se poursuit le cycle du mutisme, qui n’est pas attribuable qu’aux personnes Sourdes, bien que le thème de la surdité permette à la narratrice de mettre en lumière le pouvoir du silence familial – les êtres de cette famille sont en proie à un profond sentiment d’irréalité et d’étrangeté, et ce, depuis des générations.

Afin de survivre à ce chaos, Catherine devra faire voler en éclats la somme des secrets familiaux en donnant à entendre, parfois avec violence, une parole jusqu’ici muselée. Mais c’est seulement en empruntant un chemin contraire à celui que suit le commun des mortels qu’elle pourra y arriver : pour naître au monde, il lui faudra passer du monde des adultes, souvent rude et aliénant, à celui, naïf et léger, de l’enfance des mots, afin de circuler librement sur le pont qu’elle aura contribué à créer entre deux univers parallèles semblant d’abord irréconciliables.


 

La parole de Catherine est vivante, pétillante, sincère ; c’est tout le corps de la langue qui tend à se mouvoir entre les doigts de son interprète, et c’est tout son être qui veut danser.

Extrait de l’entretien


 

Catherine se jette à corps perdu dans les mots, qu’elle fait danser avec un plaisir irrésistible. Quel rapport à la langue cela révèle-t-il chez elle?

Pour échapper à l’emprise de sa mère, Catherine cherche à élaborer une langue musicale foisonnante — et donc inaccessible aux oreilles maternelles — en puisant, entre autres, dans les jeux de l’oralité propres à la découverte de la langue française : rimes, ritournelles, calembours, comptines, gros mots. Sa quête identitaire passe donc par toutes sortes d’expérimentations langagières brouillant les pistes et menant à diverses interprétations : polysémies et identités sonores font sans cesse écho à ses souvenirs d’enfance, où l’équivoque côtoie l’ambiguïté, les malentendus et les quiproquos.

D’autre part, la narratrice prend le contrepied du mutisme et cherche à s’en éloigner par son souffle effréné, son infinie ponctuation, ses adresses récurrentes au lecteur. Sa parole déliée, à la fois travail de mémoire et de révélation de soi, pallie l’absence de mots dont elle a si cruellement souffert. Mais ce n’est pas qu’une parole vide qu’elle profère, contrairement à sa mère et à sa grand-mère, elles dont le circuit émotionnel a en quelque sorte disjoncté depuis qu’elles ont été confrontées, chacune à leur manière, à l’insignifiance des mots. Non : la parole de Catherine est vivante, pétillante, sincère ; c’est tout le corps de la langue qui tend à se mouvoir entre les doigts de son interprète, et c’est tout son être qui veut danser.

Ainsi, pour s’inventer une parole pleine et claire, Catherine pige tout aussi bien dans la langue des signes maternelle, empreinte de ludisme, de théâtralité et d’iconicité — moteurs de l’expression gestuelle — que dans l’abondant verbiage de Gigi, sa grand-mère, véritable conteuse aux sources de la mythologie familiale. La langue colorée de la narratrice, à la fois visuelle et musicale, est autant son refuge que la porte d’entrée lui permettant d’accéder à sa double identité afin de renouer, une fois pour toutes, avec la vive poésie du monde.