Claude Ferland MilewskiLa Pieuvre

Puissante histoire d’amitié à l’âge de la déraison.

Notre entretien
avec l’auteur

Votre premier roman, La Pieuvre, suit trois adolescents le temps d’un été caniculaire où tout n’est qu’intensité. Pourquoi vous être intéressé aux destins d’adolescents? Qu’est-ce que cette période de la vie avait d’intrigant à vos yeux?

Cette période de la vie n’est pas plus intrigante pour moi qu’une autre. Je crois que le sens réel des choses nous échappe, à tout âge. D’ailleurs, mes protagonistes et moi avons le même : l’âge de déraison. C’est un âge particulier où tout nous est mystère. On y vit comme dans un coquillage perdu sous un divan. Cela a pour effet d’être très écho lorsqu’on se parle à soi-même. C’est une sensation très étrange.

Lorsqu’on a l’âge de déraison, on a toujours envie de s’envoler. De s’élever. Pour cette raison, Hippolyte et ses copains grimpent toujours sur les toits, sur la tête des statues, sur les montagnes. C’est pour que leurs pieds ne touchent plus terre. Ils m’apprennent à décoller mes pieds du sol. Ils me rappellent comment ouvrir mes bras pour que le vent y prenne. Ce sont des professionnels de l’élévation. Ce sont donc aussi forcément des professionnels du décollage.

On dit qu’un premier roman est toujours un peu autobiographique. Quelle part de Claude y a-t-il dans le jeune Hyppolite, le narrateur?

Je crois que toute œuvre d’art est autobiographique. On ne parle que de ce qu’on connaît. Comme on ne connaît rien vraiment – on suppose, certes, on imagine –, c’est notre propre voix qui transperce, quoi qu’on fasse. Nous sommes tous prisonniers à l’intérieur de nous-mêmes. Nous sommes quelque part dans notre propre tête, à regarder le monde, accroupis derrière nos globes oculaires.

Écrire me donne une liberté extrême que je n’ai pas dans la vie. Tenter la fiction. Oser l’imagination. Fabriquer un récit, avec des personnages fictionnels qui prennent chair et deviennent bien réels, le temps de l’écriture. D’ailleurs, terminer La Pieuvre a été une chose très cruelle pour moi. Je l’ai vécu comme un adieu.

Autrement, je peux dire que mon enfance et mon adolescence furent partagées entre deux mondes dont je porte encore aujourd’hui profondément les cicatrices et qu’on peut reconnaître dans le roman. L’un où j’étais la cible de bourreaux et d’intimidateurs, et l’autre où je vivais dans une sorte de bulle magique avec quelques zamis. Oui, des zamis. Nous transformions tous les mots et aimions entre autres mettre des Z à peu près partout. Ça nous faisait rire. Nous avions énormément d’imagination. Nous savions nous envoler quand il en était temps, c’est-à-dire à peu près tout le temps. Nous avions nos codes secrets. Nos regards savants de savants fous. Aujourd’hui, rien n’a changé. Nous rions toujours. Nous rions à en avoir mal au ventre. Nous rions à perte de vue. Nous rions parce que nous aimons vivre mais que le monde et ses systèmes nous sont, la plupart du temps, absolument insupportables.

Mais n’allez pas croire – on peut être insupportable et magnifique à la fois.


 

L’art est une grande question. Mais comme pour tous les mystères, une fois qu’on les prononce, qu’on parvient à les nommer, à les danser, à les filmer ou à les chanter, on détient déjà un peu de leur sens profond.

Extrait de l’entretien


 

Votre style, déjà très affirmé, est marqué par une effervescence, un éclatement de la forme. Ainsi, toutes les formes d’art – au premier chef la musique et les arts visuels – convergent et se mêlent dans ce roman. Votre propre pratique artistique, multiforme, imprègne-t-elle toujours votre écriture de la sorte?

Je crois que je ne parviendrai jamais à séparer les formes d’arts que je pratique les unes des autres. Par exemple, quand j’écris, je joue de la musique. J’écris à la main. Avec une plume soigneusement choisie pour sa couleur, son poids, sa forme. C’est mon archet.

Tout ce que je fais artistiquement fait partie d’un grand tout indissociable. C’est un même chemin, une seule et unique quête. L’art, je crois, n’apporte jamais vraiment de réponses. L’art est une grande question. Mais comme pour tous les mystères, une fois qu’on les prononce, qu’on parvient à les nommer, à les danser, à les filmer ou à les chanter, on détient déjà un peu de leur sens profond.

De plus, je crois que toute forme d’art, qu’il soit visuel, vidéographique, musical, ou joué, est écriture. On écrit avec son corps. On écrit avec ses oreilles. On écrit avec sa bouche. D’ailleurs, parlant de lèvres, quand moi j’écris, je prononce à haute voix tout ce que je mets en forme sur le papier. C’est un processus automatique. Je n’y peux rien. C’est très incommodant. Je suis un écrivain bruyant.

 

Les lieux prennent une importance de premier plan dans La Pieuvre. Le Cinq, Carrer de la Devallada, bien sûr, mais aussi la plage de Sant Sebastià, la galerie Serrano, les rues et les places d’une ville d’Espagne, votre lieu de résidence. Comment ces lieux ont-ils façonné le roman?

L’architecture des maisons, des parcs ou des villes est une chose à laquelle je suis extrêmement sensible. L’espace dans lequel je suis me modèle et me transforme à chaque instant. Je suis pénétré par mon environnement. Mes pores sont comme mille portes ouvertes qui battent, se referment et s’ouvrent au gré des vents et des soupirs. Je suis un hyperméable.

Dans La Pieuvre, la plupart des lieux sont réels. Je leur rends hommage, je leur tends mon amour profond. Je les serre dans mes petits bras maigres. Ils m’embrasent. En retour, je les embrasse.

D’autre lieux sont imaginés. Pour servir le récit ou pour le plaisir d’entrer dans des espaces qui n’existent pas vraiment. Je m’y retrouve, ébahi, je m’y sens bien. J’ai envie d’y rester pour toujours. J’en profite. J’y exagère. Je m’y roule par terre comme pour bien m’imprégner de leur odeur. À titre d’exemple, la Galerie Serrano, au départ, n’est qu’un tout petit espace sur le coin d’une rue. J’ai fait de tout l’édifice où elle se trouve la galerie du roman, pour en faire une sorte de musée imaginaire où je suis devenu le commissaire d’exposition. J’y ai mis des œuvres qui me parlent, que j’aime. Des œuvres que j’ai pu posséder le temps d’une année passée de l’autre côté du miroir avec Odile, Hippolyte et Clément.

C’est vrai, aussi, qu’il y a beaucoup de maisons dans La Pieuvre. Elles sont comme des corps qui habitent plus ou moins bien le monde. Le Cinq Carrer de la Devallada, pour sa part, est une maison de laquelle je suis tombé, un jour, amoureux. J’y suis entré de nombreuses fois. Je m’y suis projeté. Le Cinq Carrer de la Devallada m’a habité tout autant que j’ai pu y vivre mentalement. J’ai été en quelque sorte la maison d’une maison. Nos corps se sont interpénétrés. Le maudit escalier m’en a puni. On imagine comment. J’en porte encore les bleus aux jambes. C’est d’ailleurs de sa faute, à cet escalier, si je n’y habite pas aujourd’hui. Il n’y a strictement rien de personnel là-dedans. Car le maudit escalier rejette tout ceux qui occupent sa demeure en leur assénant au passage des coups vicieux. Mais je lui pardonne, parce que le Cinq Carrer de la Devallada est mon amie. On pardonne toujours à ceux qu’on aime. Même quand ils nous couvrent de coups. C’est comme ça, my friend.