Nicole BrossardL’Entaille et la Durée

Une fascinante rétrospective qui retrace la trajectoire d’une intellectuelle d’exception.

Notre entretien
avec l’autrice

Cette rétrospective rassemble des textes choisis par Chloé Savoie-Bernard et Karim Larose. La préparation de ce volume vous a donc amenée à relire des essais que vous avez écrits sur une période de cinquante ans. Qu’est-ce qui vous a frappée à l’occasion de cette relecture? Qu’est-ce qui vous a étonnée?

Ce qui m’a le plus frappée, c’est le ton affirmatif et bagarreur des premiers textes ou, disons, une posture en alerte et un désir d’affrontement. Très tôt on observera des allers-retours d’un texte à l’autre, des répétitions, une étrange syntaxe qui me permettront de créer le territoire sur lequel avancer, de trouver les points d’appui propices à des énoncés sur la modernité; puis des bonds et vols planés de conscience féministe et d’intuition qui ont sans doute été à l’origine de titres comme La Lettre aérienne. Il y a dans la plupart de ces textes un réflexe de fiction-théorie (comme dans L’Amèr ou le chapitre effrité) qui permet d’oser, de risquer des énoncés utopiques, tranchants ou survoltés qui peu à peu installent les mots dans leur affirmation de sens neuf.

Ce qui m’a surtout fascinée c’est la fidélité existentielle à certains pôles de réflexion qui forment un réseau de valeurs telles la poésie, l’acte d’écriture, la question du sens, la conscience féministe, le plaisir lesbien. Le miracle de ce parcours, c’est la rencontre de la révolte, de la transgression et de la réflexion avec un dire qui ne pouvait naître que dans la langue et par la langue afin de suggérer et déployer les termes propices aux enjeux inédits du féminisme et de l’écriture en tant que telle.

Votre pensée travaille la langue dans ses fondements mêmes, jouant de ses possibilités inattendues et soulignant ses limites. On ne peut s’empêcher, en lisant vos essais, d’y percevoir un « geste poétique ». Ces deux genres, l’essai, la poésie, s’abreuvent-ils, au fond, à la même source?

J’associe l’essai à un vouloir identifier, analyser et déconstruire la logique du mensonge, des mensonges qui permettent d’inférioriser des groupes humains. Je pense ici aux femmes, c’est-à-dire à la moitié de l’humanité, mais aussi à tout autre groupe déclaré inférieur afin de justifier la domination du menteur ainsi que l’injustice des lois, de la violence et de l’exploitation qui en découlent. Très jeune, le mensonge et l’injustice m’ont semblé n’avoir aucun sens et, simultanément, être de la plus haute immoralité. J’ai l’impression que la question du sens et celle de la rébellion contre le sens assassin de vie et de joie ont toujours fait partie de moi.

Quant à la poésie, je crois qu’elle émane aussi de la question du sens, mais cette fois-ci non pas fondée sur le raisonnement mais sur des interventions dans la langue qui font jaillir de celle-ci des énoncés, des métaphores, des tours de phrases, un rythme qui provoquent du plaisir et une intuition de vrai (dans la poitrine). Je reprendrai ici la phrase de René Daumal : « La prose dit quelque chose, la poésie fait quelque chose. » Et si la poésie nous fait quelque chose c’est parce qu’elle le fait à partir de l’intime syntaxique et métaphorique de la langue, c’est-à-dire de son potentiel de dérive, d’ambigüité et d’équivoque qui affole et bouleverse un peu comme la beauté nous laisse sans argument. Chaque fois que nous bougeons dans nos pensées et images, nous le faisons de manière singulière, c’est-à-dire de tout notre corps et notre langue maternelle.


 

Pour moi, une anecdote, un fait, voire même une pensée valent la peine d’être écrits et partagés si ils permettent d’illustrer un phénomène, un processus, des modèles mystérieux de comportement,  une question éthique.

Extrait de l’entretien


 

Au milieu du livre se trouve un texte, « Le jardin, les vagues : autobiographie », qui n’avait été jusqu’ici publié que dans sa traduction anglaise. Il s’agit d’une rarissime incursion chez vous dans le genre autobiographique. Pourquoi cette réticence à explorer cette zone? L’élaboration d’une œuvre comme la vôtre, tant poétique qu’essayistique, serait-elle totalement compréhensible sans une certaine connaissance de la vie de la femme qui lui a donné naissance?

Il est vrai que je suis toujours restée à distance des genres autobiographiques parce que je les associais à l’anecdote, au quotidien, au réel ou à une prose prévisible. J’ai pourtant lu avec beaucoup d’intérêt Stefan Zweig, Sandor Marai, Virginia Woolf et Gertrude Stein. J’ai pris plaisir à écrire Journal intime* dans le cadre d’une série de cinq émissions radiophoniques, ou encore Souvenirs d’enfance et de jeunesse (inédit, 1986). Ce sont des invitations que j’ai acceptées par défi, parce que j’étais curieuse de voir comment je me comporterais dans la langue en parlant de moi.

Pour moi, une anecdote, un fait, voire même une pensée valent la peine d’être écrits et partagés si ils permettent d’illustrer un phénomène, un processus, des modèles mystérieux de comportement,  une question éthique. Reste la question des lectures, de l’art dans nos vies, la question des deuils et des courants amoureux. En fait, il se peut que l’écriture soit pour moi une attirance constante vers l’inédit, l’exploration. Aujourd’hui, j’ai l’âge de comprendre qu’on veuille remonter le cours des pensées, des sensations, des gestes et des paroles de sa vie, mais tout cela me semble avoir un sens que décalé dans l’espace dit littéraire, c’est-à-dire porté par un soulèvement existentiel où on est déjà plus soi-même, où on n’est déjà autre.

*Journal intime, Les Herbes rouges, Montréal, 1984, 1998, 2008.


Textes choisis par Karim Larose et Chloé Savoie-Bernard.
Introduction de Chloé Savoie-Bernard.
Trois textes traduits de l’anglais (Canada) par Luba Markovskaia.