Robert LalondeLa Reconstruction du paradis

Après le feu, la reconstruction.

Extrait de l’œuvre

Quarante et une années dans la vieille maison compliquée, cinquante acres de savane inapprivoisable, nos trembles et bouleaux chaque hiver brisés par le verglas, l’immense jardin entretenu, c’est le cas de le dire, d’arrachepied, et puis l’effrayante pesanteur des habitudes. Déjà notre vie avait changé, contredisant l’avenir sur cette terre hostile. Ni l’un ni l’autre n’avait osé laisser libre cours à la fatigue, au découragement ni à un improbable changement. Et voilà que, quelques jours à peine après l’incendie, nous énoncions une même avidité de renouvellement, tombions d’accord unanimement : les années qui nous restaient seraient en accointance avec la nécessité d’une métamorphose qui déjà s’était pointée, mais à notre insu. À tout désir de renaissance, même secret, malheur est bon.

Encore une blanche nuit à revoir la carcasse noire, les murs éventrés à la hache, les fenêtres éclatées, le jardin en chamaille, le petit lac nappé d’algues pourries et de branches mortes, les sentiers envahis de ronces. De fil en aiguille (acérée), je rameute en songe les années passées dans l’hirsute paradis, avançant en somnambule dans le foisonnement épineux, les deux bras lancés devant moi comme pour écarter quelque piège mortel. Et puis, brusquement, noir, comme au théâtre tombe d’un coup la nuit sur Macbeth et ses furies. Brusque réveil au chant de la sitelle, et voilà que c’est le malheur des autres qui se profile. Tant de souffrances sous l’endurcissement inopérant. Exils, bannissements, ruptures, mépris, guerres saintes et massacres païens, violence, folie… La mienne de misère n’est rien. Le muscle cardiaque en déroute, je suis le témoin ligoté de mille désolations naissant du fond de la nuit.

À l’apparition claire du matin dans la fenêtre, je souffle, saute du lit, descends prudemment l’escalier, marche par marche, jeune vieillard, vieux jeune homme. Ouvrant la porte de la cuisine, je trouve sur le seuil le propriétaire de notre chalet de transition, les bras chargés de boîtes de carton. Nous en avons sans cesse besoin et elles sont devenues introuvables.

— Ça ferait-y pas votre affaire?

À qui le dit-il! Dans quelques jours, transhumance encore, avec armes, bagages, livres, vaisselle et tutti quanti.

You sweep through the ceaseless rings,
And you’ll never be quiet again

Tu traverses d’innombrables anneaux de feu,
Tu ne seras plus jamais tranquille


 

Tant de souffrances sous l’endurcissement inopérant. Exils, bannissements, ruptures, mépris, guerres saintes et massacres païens, violence, folie… La mienne de misère n’est rien.

Extrait de l’œuvre


 

La mémoire, dit-on, en raconte toujours trop ou trop peu. La mienne est intarissable. Je n’y peux rien: j’ai dans le regard des précisions qui restent.

The man falls struggling and foaming
to the ground,
while he speculates well…

Un homme peut s’écrouler et se tordre,
l’écume à la bouche,
il ne perd pas le nord pour autant.

Le frais petit jardin de l’auberge où nous patientons avant qu’un nouveau chalet nous ouvre ses portes. Lumière de Monet, ombres mauves couchées dans l’herbe sèche – il fait quarante degrés –, épinettes qui suintent, corolles qui se pâment. Dans cinq semaines paraîtra mon livre extirpé du brasier. La jeune aubergiste s’approche de ma table sous le tilleul, un pichet d’eau fraîche au bout du bras.

— Vous écrivez quoi?

Je bredouille, m’embrouille – il fait si chaud! Elle dit:

— Ah, vos souvenirs?

Je réponds oui. Mais c’est non. C’est même le contraire: je secoue la poussière de mes godasses, je m’échappe, je me dépayse et bientôt me transplanterai.

J’avale d’un trait un grand verre de cette fraîche eau de vie et retourne à mes griffonnages.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».