Notre entretien
avec l’auteur
On remarque dans votre poésie une recherche inlassable de l’expression la plus simple et la plus directe, expression qu’on aurait presque envie de qualifier de prosaïque. Où se situe, selon vous, la frontière entre ces deux formes littéraires?
Je n’aime pas beaucoup ce terme, simplicité, pour qualifier ma manière de penser et ma façon d’écrire. Ce n’est pas pour rien que le titre de mon livre affiche le mot matin. La naissance du jour marque l’apparition de cette merveille, de cette extraordinaire réalité, créatrice de l’univers et de la vie, qu’est la clarté. C’est ce à quoi je vise quand il m’arrive d’être poète : laisser filtrer un peu de clarté sur fond de chaos. Je n’ai jamais aimé, en presque soixante ans d’écriture, ce qui est volontairement obscur, narcissiquement ornementé en vue de briller ou de convaincre. Voilà pourquoi j’aime la clarté, même en poésie, surtout en poésie. Et puis je n’ai jamais refusé ce qu’Aragon nomme l’audace prosaïque. La devise du poète n’a-t-elle pas toujours été « Loisir et Liberté » ? Et j’aime bien aussi ces vers de William Carlos Williams qui terminent son poème intitulé Matin de janvier :
Je voulais écrire un poème
Que tu puisses comprendre.
Parce que ça m’avance à quoi
Si tu ne le comprends pas?
Mais il te faut faire un effort –
Votre recueil se clôt par des « Salutations par-dessus l’épaule », où vous tressez les uns avec les autres tous les titres de vos œuvres jusqu’à ce jour—plus d’un demi-siècle de poésie. Ce livre a-t-il, à vos yeux, une valeur de bilan?
Je me suis amusé, un matin, à aligner comme ça les titres de mes diverses productions et je me suis rendu compte que cet ensemble, pareil à un long poème, pouvait en effet représenter une sorte de bilan, mais un bilan ouvert, un bilan pour mieux prendre mon élan vers la suite de mon travail. Il me reste tant de choses à explorer, à bâtir, à finir. Mon livre Matin, où es-tu pourrait représenter, d’une certaine manière, le premier tome de l’ouvrage qu’il me reste à composer. N’y a-t-il pas une certaine lumière accessible au grand âge?
C’est ce à quoi je vise quand il m’arrive d’être poète : laisser filtrer un peu de clarté sur fond de chaos.
Extrait de l’entretien
Sur le corps paysagé
En marchant, ce soir-là, elle s’est appuyée
longuement sur mon bras, une vague de bonté l’a
marqué à jamais.
Au creux de ma main droite le lièvre se tapit à
l’approche du chasseur. Dans l’autre paume vous
voyez l’artisan penché sur ses outils.
On a dessiné une tête d’enfant sur mon bras
gauche, et sur le cuir de mon épaule sont imprimés
l’ami loyal et le chaud de sa maison.
Sur le haut de ma poitrine le tatoueur a reproduit
une fenêtre découvrant un coeur à l’ouvrage. Et
mon bas-ventre porte ces mots: qui es-tu ?
Une flore extravagante bouge sur l’écorce de mon
dos; contre ma nuque cherche à monter le premier
volant du matin.
Du bas en haut de mes jambes voici, en couleurs,
tous les arbres de ma vie avec leurs respirants.
Et sur la plante des deux pieds apparaît ce que j’ai
vu quand pour la première fois j’ai couru vers son
visage.