Notre entretien
avec l’auteur
Votre livre porte sur votre amitié avec le compositeur Claude Vivier et sur l’assassinat de celui-ci dans des circonstances tragiques, à Paris, en 1983. Il s’agit d’un récit véridique où vous vous en tenez scrupuleusement aux faits. Cela constitue une rupture très nette avec vos précédents livres, qui nous ouvraient les portes d’un monde imaginaire et merveilleux. Pourquoi avoir cette fois choisi ce mode de narration?
Dès mes premières notes en 2010, j’ai opté pour l’essai, pour une réflexion qui ne serait pas véhiculée, transformée – en vérité ou non – par les personnages d’une histoire inventée. Dans mes huit livres précédents, tous des romans à part Le Dictionnaire suivi de La Musique des mots, c’est le choix que j’avais fait. Ici, c’est différent. Le récit d’une amitié doit être fidèle à ses amis. La vie, la pensée et l’œuvre de Claude Vivier sont suffisamment riches sans avoir à en rajouter. C’est facile de réinventer quelqu’un que vous avez aimé. Ce l’est moins de le présenter tel qu’il fut réellement à chaque instant de sa vie. Dans un roman, vous pouvez faire dire à un personnage le contraire de ce que vous pensez. C’est le mentir vrai. Pour un romancier, c’est merveilleux. Vous rejoignez le comédien ou l’acteur : « Je suis en complet désaccord avec les idées et les comportements du personnage que je joue. Mais quel rôle ! » Dans un essai, normalement, vous développez votre propre pensée sur un sujet particulier. Je ne me voyais pas en train d’imaginer mon amitié avec Claude Vivier. La présenter, simplement, suffit. Malgré sa part de ténèbres, Claude aspirait à la clarté, à l’authenticité et à la pureté. Deux mois avant sa mort, après une première agression physique, il écrivait : « Tout mon ordre du monde a été détruit. Les seules choses auxquelles je puisse m’attacher encore sont la musique et l’amitié. »
Vous placez côte à côte, dans ce livre, meurtre et création. En quoi ces deux univers, en apparence opposés, se touchent-ils?
La même personne est capable des deux. Nous le voyons à chaque jour. Vous pouvez créer de la beauté, de l’élévation, une œuvre d’art extraordinaire et avoir un comportement, des idées indéfendables, pouvant aller jusqu’à tuer. Le plus difficile est de faire la part des choses lorsque la beauté et l’horreur ont une même source. Mais cela n’est pas donné à tout le monde. Pour la plupart, c’est tolérance zéro. Il y a aussi des raisons à cela. Et personne ne vous oblige à départager ces deux choses. J’ai pris conscience de cela en 1975, et l’idée du livre vient de là. Cette année-là, j’étais étudiant en lettres au cégep Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse. À la fin du cours de poésie, le professeur s’est mis à discuter librement avec trois ou quatre étudiants : création, musique, politique. Puis, il a dit, un peu mal à l’aise : « C’est sûr que si Adolf Hitler avait composé de la musique, une symphonie ou un concerto par exemple, moi, je serais incapable d’écouter ça. » Là, quelque chose change en moi, s’ouvre. Pour la première fois, j’entends quelqu’un jumeler criminalité et création artistique et ressentir un malaise, évoquer une incompatibilité personnelle, un refus. Moi, j’aurais écouté cette musique sans malaise, mais pas lui, semble-t-il. Pour certaines personnes, une œuvre d’art, un événement, un individu, une parole, un geste peuvent raviver une blessure sans rapport avec l’élément déclencheur. Pour être bien, il faut parfois faire la part des choses. Cela est exigeant et demande du temps.
Malgré sa part de ténèbres, Claude aspirait à la clarté, à l’authenticité et à la pureté.
Extrait de l’entretien
Vous racontez également vos efforts pour entrer en contact avec le meurtrier de Claude Vivier, qui a fini de purger sa peine d’emprisonnement. Pourquoi vouliez-vous le rencontrer ?
J’ai toujours souhaité m’entretenir avec une personne qui a tué un être humain. En mars 1983, lorsque j’ai appris le meurtre de Claude, j’ai pensé : j’aimerais rencontrer celui qui a fait cela. Il est né à Paris en 1963. En 1983, à vingt ans, il a tué trois hommes (homosexuels), dont Claude. Il a passé 28 ans en prison, de 1983 à 2003, puis de 2009 à 2017. Aujourd’hui il est libre. Il a soixante ans. Il est père d’un enfant. Il a quelques amis. Il observe, je crois, ce que l’on appelle en France « la règle des trois D » après une libération : décence, discrétion, droit à l’oubli. J’aurais aimé le rencontrer pour connaître sa vie, son histoire. Je ne veux pas l’excuser, le valoriser ou le réhabiliter. Ses crimes sont horribles. Mais je n’éprouve pas à son égard d’animosité, de ressentiment, de haine ou de colère. Plutôt une ouverture pour un homme qui n’est plus ce qu’il a fait. J’aurais voulu le rencontrer parce que lui seul sait ce qui s’est véritablement passé cette nuit du 7 mars 1983 lorsqu’il a tué Claude dans son appartement. Il a été le dernier à discuter avec Claude. Il a été le dernier à le voir vivant. Il a été le premier à voir Claude sans vie. Entre ces trois phrases réside un terrible secret. Dans les dernières pages, j’écris à son sujet : « Je ne te demanderai pas ce que tu as fait cette nuit-là. Ni à quoi tu pensais. J’aimerais savoir où est cette nuit en toi, maintenant. »
Livre paru dans la collection « Liberté grande ».