Louis LefebvreTêtes de linotte ?

Les oiseaux sont-ils aussi bêtes qu’on le croit?

Notre entretien
avec l’auteur

Dans votre livre, vous citez tant d’exemples fascinants d’innovation chez les oiseaux que vous nous amenez à modifier du tout au tout notre conception de leur intelligence. D’où vient la si mauvaise réputation qu’ils ont dans ce domaine?

En partie du fait que les oiseaux nous ressemblent moins que les singes; un capucin, par exemple, nous donne l’impression d’être un petit humain. Mais les oiseaux, qui sont en fait des dinosaures à plumes, nous semblent plus étrangers.

Cela fait aussi moins de trente ans qu’on connaît l’extraordinaire intelligence en nature et en volière du plus futé des oiseaux, le corbeau calédonien. Jusqu’à l’an 2000, on croyait encore qu’un cerveau d’oiseau, qui n’a pas de cortex comme le nôtre, ne pouvait pas générer une intelligence comme celle des mammifères. On a depuis modifié notre compréhension du cerveau aviaire et trouvé de plus en plus de cas de comportements innovateurs et intelligents chez des centaines d’espèces d’oiseaux.

Ceci dit, il y a bien quelques têtes de linotte chez les oiseaux comme chez les mammifères. L’intelligence n’est pas une échelle où tous les oiseaux sont sur un barreau plus bas que tous les mammifères, mais un arbre où les branches les plus hautes peuvent appartenir à la classe oiseau comme à la classe mammifère.

 

 

Dans vos travaux, vous faites une large place aux recherches effectuées pas des amateurs. Cela ne pose-t-il pas un problème méthodologique quant à la fiabilité des données?

Je n’inclus que les observations qui ont été publiées dans les revues ornithologiques. Ces revues ont des éditeurs et des évaluateurs (la plupart du temps des experts des espèces concernées et des comportements rapportés) qui vont examiner l’anecdote proposée et juger de sa crédibilité et de sa nouveauté. Nous avons donc un premier filtre.

Le deuxième filtre, c’est l’inclusion d’au moins une douzaine de ce qu’on appelle des « variables de confusion » qui pourraient biaiser nos analyses. Par exemple, si une espèce est plus étudiée par les scientifiques, plus nombreuse, plus populaire dans les revues spécialisées ou qu’elle est présente dans des parties du monde plus accessibles que d’autres, l’observation d’une éventuelle innovation risque de se faire plus facilement. Nous avons chiffré ces sources de biais et nous les incluons dans nos analyses.

Il y a quand même des sources d’information dont il faut se méfier. Quand on tombe sur une vidéo montrant une performance spectaculaire d’une espèce, il faut se demander si « c’est arrangé avec le gars des vues », comme on dit. Il y a une vidéo célèbre où un indicateur – un oiseau dont je parle dans mon livre – mène un mammifère africain, un ratel, vers une ruche d’abeilles sauvages. Sauf que la vidéo est truquée et l’indicateur est en fait un oiseau empaillé qui « vole » au bout d’une corde attachée à un bâton…


 

Un des gros problèmes statistiques avec Homo sapiens, c’est qu’il n’y a qu’une seule espèce. Quand nous faisons des analyses sur les innovations des oiseaux, nous disposons de 1 689 espèces. C’est la répétition des corrélations qui révèle un pattern, un schéma, ce qu’une seule espèce ne peut fournir.

Extrait de l’entretien


 

Dans quelle mesure les résultats des recherches menées sur l’intelligence des oiseaux – ou des animaux en général – peuvent-ils être appliqués aux humains?

Il est évident pour tous les scientifiques que l’intelligence humaine est le produit de l’évolution biologique, tout comme celle des autres animaux, tant les chimpanzés que les corbeaux. Mais au-delà de cette évidence, qu’est ce qu’on peut dire de scientifiquement rigoureux sur cette évolution?

Un des gros problèmes statistiques avec Homo sapiens, c’est qu’il n’y a qu’une seule espèce. Quand nous faisons des analyses sur les innovations des oiseaux, nous disposons de 1 689 espèces. C’est la répétition des corrélations qui révèle un pattern, un schéma, ce qu’une seule espèce ne peut fournir. Avec un grand échantillon, on peut inclure plusieurs sources de biais et de confusion dans les analyses, ce qui augmente la fiabilité des conclusions et permet de les avancer avec prudence. La très grande majorité des études sur la relation entre le cerveau et l’intelligence chez les humains n’incluent pas ce genre de contrôles, alors que les implications politiques ou éducatives de leurs conclusions sont beaucoup plus graves que celles de nos travaux sur les oiseaux.

Il y a aussi des expériences qu’on ne peut pas faire sur les humains pour des raisons éthiques : on peut modifier génétiquement des souris pour qu’elles expriment plus de récepteurs excitateurs dans leurs synapses et, ainsi, améliorer leur performance dans des tests, mais on ne peut faire cela avec des humains.

Finalement, la variation dans les comportements humains est fortement influencée par la culture. On commence seulement à étudier la coévolution de la biologie et de la culture, mais pour le moment, il est difficile d’en tirer des conclusions rigoureuses, compte tenu de l’importance sociale du sujet.

 

Votre livre est dédié à une de vos anciennes collaboratrice, décédée très jeune. Dans quelle mesure l’aventure de la recherche scientifique est-elle également une aventure humaine?

Les projets scientifiques à long terme sont comme un casse-tête collectif qu’on complète morceau par morceau. Pour chaque thèse, on propose un morceau de ce casse-tête à nos étudiants et étudiantes de maîtrise, de doctorat et de postdoctorat et, très souvent, leur créativité pousse le projet dans des directions insoupçonnées ou révèle un morceau de casse-tête plus intéressant encore que l’idée proposée au départ. Par la suite, l’étudiant ou l’étudiante, lors de son postdoctorat dans un autre laboratoire ou au cours sa carrière de chercheur indépendant, ajoute de nouveaux morceaux au casse-tête collectif.

Julie Morand-Ferron, à qui mon livre est dédié, était dotée d’une intelligence, d’une vivacité et d’une gentillesse exceptionnelles. Lors de son doctorat dans mon labo, de ses stages postdoctoraux à l’UQAM et à Oxford, et au cours de sa carrière de chercheuse indépendante à Ottawa, elle attirait les collaborations, ce qui multipliait la vitesse et la diversité des recherches sur l’intelligence non humaine.

C’est un des plaisirs de la science : avancer collectivement vers des réponses de plus en plus précises aux questions qu’on se pose et le faire avec des gens qu’on admire et qu’on aime bien. Comme dans tout métier, on n’apprécie pas tout le monde, mais travailler avec des collègues qui sont aussi des amis est précieux.