Louis HamelinUn lac le matin

Un Henry David Thoreau de chair et de sang.

Notre entretien
avec l’auteur

Après Audubon, grand chasseur-voyageur-peintre animalier des Crépuscules de la Yellowstone, c’est Thoreau qui vous sert cette fois d’inspiration pour votre exploration des liens que nous entretenons avec la nature. Manifestement, la figure du reclus de Walden fait un peu figure de « plante en pot ». Qu’est-ce qui vous a attiré chez lui?

Une plante grimpante, tout de même. Thoreau était un grand marcheur et randonneur, et c’est d’ailleurs au sommet d’une montagne du Maine, le mont Katahdin, qu’il a une espèce de révélation qui fait de lui le précurseur de la pensée écologiste et de notre sensibilité moderne devant la nature sauvage. Tout m’attire chez Henry Thoreau : son incroyable sens de l’observation; les profondes connaissances de cet éternel étudiant de tout ce qui l’entoure : plantes, bêtes, humains et idées; la dévotion religieuse que lui inspire le monde vivant; ses convictions politiques de rebelle qui invente la désobéissance civile; sa passion des livres et des langues; son humour teinté d’ironie; son célibat endurci par une grande peine d’amour; et même son sérieux, ce mélange de puritanisme et de paganisme qui fait de lui un être assez exceptionnel, partagé entre la sainteté et la biologie. Ce qui m’a attiré aussi, c’est le changement profond qu’il incarne dans les rapports de l’humanité avec son environnement, cette mutation qui se produit au bord du lac Walden. On est en 1845. Deux ans plus tôt, un autre naturaliste, Audubon, embrassait les vastes espaces de l’Ouest américain en tirant sur tout ce qui bouge et en participant au massacre des bisons. La dernière expédition d’Audubon, dans le Haut-Missouri, est aussi le crépuscule du naturaliste-chasseur à l’ancienne. Avec Thoreau, une ligne de partage des eaux est franchie. Dans sa cabane, il va se poser des questions qui continuent de résonner aujourd’hui : Ai-je le droit de manger de la viande ? Du poisson ? De quoi ai-je réellement besoin pour vivre ? Ce prophète de la simplicité volontaire réfléchit déjà à ce que, près de deux siècles plus tard, nous nommons « empreinte écologique ».

Vous vous étiez frotté à la fiction historique avec La Constellation du Lynx, mais sur un sujet, la crise d’Octobre, beaucoup plus proche de nous. Quelle est la marge de manœuvre du romancier quand il s’attaque à une figure aussi célèbre que Thoreau?

Thoreau est une sorte de mythe, d’icône de la culture américaine, encore plus qu’Audubon. J’étais conscient de m’attaquer (dans le sens pacifique du terme) à un monument. En même temps, il n’appartient pas aux seuls Étatsuniens, son héritage est mondial. Cela dit, je n’aurais jamais songé à m’atteler à cette tâche – raconter le séjour au lac Walden, dans la cabane la plus célèbre de toute l’histoire littéraire – si je n’avais pas disposé d’un fil conducteur remontant jusqu’au Canada français, un filon encore inexploité. J’avais un angle québécois pour m’approcher de Thoreau : Alex Therrien. Ce gars qui, au-delà des quelques pages que lui a consacrées Henry, a été effacé de l’Histoire. C’est donc le récit d’une amitié entre deux êtres profondément différents et que tout va ensuite séparer – l’un est éduqué et appelé à devenir une « figure célèbre », l’autre sait à peine écrire et est condamné à l’obscurité –, que je voulais raconter. Le projet pouvait paraître ambitieux au départ : m’emparer d’un tel sujet en romancier, tout en respectant les faits établis par les historiens et les biographes. Les destins opposés de mes personnages présentaient des défis distincts : je devais à la fois m’approprier Henry et, dans une large mesure, inventer Alex. Le privilège du romancier est évidemment d’insuffler une vie à l’histoire. Donner un corps à Henry Thoreau, le montrer en train d’uriner, ce n’est pas donné à tout le monde. À la fin, je ne suis pas sûr d’avoir réussi à élucider totalement l’énigme qu’incarnait Therrien aux yeux de Thoreau, mais je sais une chose : en Henry, j’ai trouvé un frère.


 

J’avais un angle québécois pour m’approcher de Thoreau : Alex Therrien. Ce gars qui, au-delà des quelques pages que lui a consacrées Henry, a été effacé de l’Histoire.

Extrait de l’entretien


 

Tout comme dans Les Crépuscules de la Yellowstone, vous faites vivre ici un personnage secondaire d’origine canadienne-française. Vous vous en servez encore une fois pour créer un contraste, non dépourvu d’humour, avec votre héros. Comment concevez-vous l’apport des Canadiens français, devenus depuis Québécois, à la réflexion sur la place de l’humain, de l’Européen, dans le Nouveau Monde?

Alex Therrien fait partie d’un mouvement continental historique. Arrivé en Nouvelle-Angleterre autour de 1833, il représente l’avant-garde de la grande migration qui, sur un siècle, entre 1830 et 1930, a vu environ un million de Canadiens français traverser la frontière pour chercher du travail aux États. De cet exode, Therrien est seulement un acteur. Comme Étienne Provost dans les Rocheuses, Alex est incapable d’articuler une réflexion sur sa condition. C’est pourquoi, en même temps qu’un ami en chair et en os, il devient l’objet de la pensée de l’Autre – de l’intellectuel, de l’artiste –, comme Provost sous la plume d’Audubon. Sous le tranquille sentiment de supériorité qui transpire du sympathique portrait que brosse Thoreau d’Alex Therrien dans Walden, il y a, disons-le, un rapport colonial assez transparent. Thoreau se montrait tout aussi condescendant envers les immigrants irlandais entassés dans des cahutes près de Concord. Lorsqu’il dépeint son ami sous les traits d’une espèce de « bon sauvage » blanc, il me rappelle que les bûcherons canayens du Maine ont été décrits, par de bons auteurs yankees du temps, comme une race distincte, au teint sombre – on les racisait littéralement ! Quant aux coureurs de bois franco-canadiens, ils étaient foncièrement traités comme du « cheap labor » au service des compagnies de fourrure de l’Ouest. On peut donc célébrer notre présence historique en sol nord-américain, mais on aurait tort de l’idéaliser. Dans mon prochain roman, cette inégalité intellectuelle ne viendra plus teinter la relation, puisque l’interlocuteur de Grey Owl y sera Jean-Charles Harvey, un autre auteur.