Notre entretien
avec l’auteur
Vous montrez clairement comment la distinction traditionnelle entre « nationalisme ethnique » et « nationalisme civique » recoupe la frontière qui sépare les pays anglo-saxons (Angleterre, États-Unis, Canada anglais) et tous les autres qui ont adopté le modèle de l’État-Nation. Comment expliquez-vous ce phénomène?
Votre question me fait penser à un passage qui m’a frappé quand j’ai potassé dans La Guerre de la Conquête de Guy Frégault. Il rapportait des opinions tirées de sources anglaises, notamment des journaux, si je me souviens bien. C’était pendant la Guerre de Sept Ans, autour de 1755 ou 1760. Les personnes citées se félicitaient du système anglais, de leurs droits individuels, de la liberté de presse (toute relative, mais c’est un autre sujet), et raillaient la France en la dépeignant comme un endroit enlisé dans le Moyen Âge, sans justice, sans droits, sans liberté de presse, gouvernée de surcroît par un roi assurément despote. Puisque la Charte des droits anglaise date de 1689, on peut penser que ces préjugés circulaient depuis un moment déjà. On dirait que la dichotomie « bon nationalisme civique » et « mauvais nationalisme ethnique », si prégnante dans la culture anglo-saxonne, a commencé à se forger là, au XVIIe siècle, dès l’apparition d’embryons nationaux en Angleterre et en France. Je pense aussi à Rita Kruger, qui montrait dans un article de 2009 que les journaux allemands du XVIIIe siècle véhiculaient plusieurs stéréotypes à l’égard des Slaves, perçus comme une horde de barbares. Un peu comme s’il y avait aussi une dimension inconsciente dans cette affaire, qui remonterait à la conquête romaine, quand les cultures qui se trouvaient du mauvais côté du limes, ces palissades censées protéger l’Empire romain des « barbares », ceux qui n’avaient pas adopté des outils civilisationnels tels que le droit romain.
Vous convoquez de nombreux penseurs pour alimenter votre réflexion sur la nation, de Johann Gottfried Herder à Jean Bouthillette, en passant par Hannah Arendt ou Alfred Kazin. Au sujet de deux autres figures, celles de Thomas Jefferson et d’Ernest Renan, vous vous attardez davantage à des aspects biographiques. En quoi la vie de ces deux personnages est-elle instructive quant à notre rapport avec la nation?
Tous les deux déclarent que le ciment de la nation est, en somme, le nationalisme civique. Chez Jefferson, la Constitution américaine fait foi de tout et Renan ne jure que par le républicanisme français. Aucun des deux ne mentionne le rôle de la langue dans l’édification de la nation. Mais quand on se met à creuser un peu, dans les lettres personnelles, par exemple, on se rend compte que chacun d’eux est persuadé que la structure même de la langue – l’anglais chez Jefferson, le français chez Renan – est porteuse de démocratie et de civilisation. C’est donc dire qu’un nationalisme ethnique se cache furtivement dans la pensée de l’un et de l’autre. Ceci nous apprend que la dichotomie de Kohn n’est pas le propre de la tradition intellectuelle anglo-saxonne, mais qu’elle appartient plutôt à un schéma de pensée et une manière d’agir que les nations dominantes tendent à partager, et qui revient à cacher son nationalisme ethnique à ses propres yeux tout en désirant l’assimilation des cultures que l’on juge secrètement inférieures. À cet égard, la vie d’Ernest Renan est particulièrement touchante. Dans ses Souvenirs de jeunesse, il raconte à quel point se débarrasser de son identité bretonne l’a éprouvé. On sent bien dans ses écrits son attachement profond à ses origines bretonnes, mais il s’est refusé toute sa vie d’y revenir, sauf durant quelques années, juste avant de mourir. Peut-être luttait-il contre lui-même, lui qui d’un côté était amoureux de sa langue, et qui de l’autre doutait de sa valeur puisque la langue française était, à ses yeux, supérieure à toutes les autres.
Le Duel culturel des nations est le point de départ d’une prise de conscience qui, je l’espère, incitera les Premières Nations du Québec et la nation québécoise à réaliser ensemble leur indépendance.
Extrait de l’entretien
Vous présentez un nouveau concept, celui de « duel culturel des nations ». Vous montrez ce duel comme une fatalité, et la souveraineté politique comme le seul moyen d’y échapper. Quel espoir cela laisse-t-il à des minorités extrêmement fragiles comme les Premières Nations? Comment réussiraient-elles, par exemple, à survire et à prospérer dans un éventuel Québec souverain?
Ce n’est pas exactement une fatalité. Le duel culturel des nations est une lutte, une guerre. Gagnant un jour ne veut pas dire gagnant toujours. Tant qu’elle vit, une nation peut contre-attaquer après une cuisante défaite. Je ne dis pas non plus que l’indépendance est la seule manière d’échapper à l’assimilation – je dis que c’est le moyen qui me semble le bon dans le cas du Québec, étant donné que nous vivons dans une mer peuplée de centaines de millions d’anglophones persuadés que leur nationalisme ethnique n’existe pas vraiment. Quant à l’espoir, c’est dans le pouvoir des mots qu’il réside. Les mots engagent une prise de conscience, qui elle-même appelle l’action concrète. Le Duel culturel des nations est le point de départ d’une prise de conscience qui, je l’espère, incitera les Premières Nations du Québec et la nation québécoise à réaliser ensemble leur indépendance. La question de la survie des nations autochtones dans un Québec souverain est essentielle. Ceci dit, mon essai ne l’aborde pas. D’une part, ma pauvre petite tête n’est pas assez intelligente pour y trouver les réponses qui seraient probablement les bonnes. D’autre part, les Premières Nations les connaissent peut-être déjà, ces réponses. La vraie question est plutôt de savoir si les Québécois seraient prêts à les écouter. Adopteraient-ils la même attitude que celle que les Canadiens anglais ont eue à leur égard ? Puisque les Québécois connaissent le goût amer de la défaite, j’ai espoir que les choses se passeraient différemment. Je fais confiance à nos intelligences collectives.