Jean-Philippe CarlosFrançois-Albert Angers

Un intellectuel à la trajectoire atypique et à l’influence durable.

Notre entretien
avec l’auteur

François-Albert Angers, dont vous faites la biographie intellectuelle dans votre ouvrage, connaît un parcours scolaire insolite. Il souffre en effet d’une maladie oculaire depuis l’âge de cinq ans. Un médecin lui recommande même de cesser ses études alors qu’il n’a que douze ans. Puis, l’un de ses professeurs lui apprend l’existence d’un programme d’études à distance, une nouvelle qui sera déterminante pour la suite. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?

En comparaison de plusieurs membres des élites intellectuelles et culturelles de sa génération, François-Albert Angers a effectivement eu un parcours scolaire atypique. Il a effectué des études primaires et secondaires aux quatre coins de la province et de manière irrégulière. Il a fréquenté des institutions religieuses et laïques, et a dû composer avec de nombreux déménagements en raison des déplacements professionnels de son père, qui était médecin-obstétricien. Il n’a d’ailleurs pas fréquenté le collège classique, l’institution par excellence des élites canadiennes-françaises du début du siècle. C’est là l’un des traits distinctifs de sa trajectoire intellectuelle.

Qui plus est, Angers a souffert de problèmes de santé périodiques durant toute sa vie. Dès l’âge de cinq ans, il éprouve des problèmes oculaires persistants qui le ralentiront dans ses études et ses activités quotidiennes. Il contracte également la tuberculose au début de l’âge adulte, ce qui le contraint à passer près d’un an et demi dans un sanatorium. Ses ennuis de santé ont joué un rôle important dans son parcours de vie, tant sur les plans personnel que professionnel, le forçant à mettre les bouchées doubles pour rattraper son retard, et ce, à plus d’une reprise.

Malgré tout, Angers a pu entreprendre des études à distance à l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC) au tournant des années 1930. Initialement, il souhaite devenir comptable, une profession très respectée dans le marché du travail de l’époque. C’est au cours de discussions avec des professeurs des HEC, dont Édouard Montpetit et Esdras Minville, qu’Angers entrevoit la possibilité de devenir économiste ainsi que professeur aux HEC. L’institution voit en lui, étudiant remarquable, un professeur en devenir et l’envoie se former à l’École libre des sciences politiques de Paris au milieu des années 1930.

François-Albert Angers est aujourd’hui associé aux conservateurs. Il était plutôt traditionaliste, comme le mentionne le sous-titre de votre ouvrage. Expliquez-nous ce qu’il faut entendre par là et pourquoi vous l’associez au terme contradictoire de « rebelle »?

On peut affirmer que le traditionalisme est en soi une branche idéologique associée au conservatisme, les deux partageant plusieurs traits communs. Au Canada français, jusqu’à l’aube de la Révolution tranquille, le traditionalisme constitue la famille dominante dans le monde des idées. Porté par plusieurs groupes de pression, regroupements intellectuels et revues d’idées et d’essais, le traditionalisme s’est imposé entre autres à cause de la toute-puissance de l’Église catholique au Québec. Plusieurs grandes figures intellectuelles de cette famille idéologique étaient d’ailleurs des membres de la cléricature, au premier chef le chanoine Lionel Groulx. D’autres figures publiques étaient également associées au traditionalisme, dont le discours était centré sur l’importance de la survivance de la culture canadienne-française, par essence catholique et francophone. C’est le cas de l’économiste Esdras Minville, figure intellectuelle majeure du Canada français dont Angers se réclamera le disciple toute sa vie durant.

En cela, les termes « rebelle traditionaliste » correspondent selon moi parfaitement à Angers, un intellectuel polémiste qui ne dédaignait pas la joute oratoire et écrite. La trajectoire d’Angers est d’ailleurs marquée par plusieurs affrontements intellectuels avec de grandes figures de son temps, dont Pierre Elliott Trudeau, Georges-Henri Lévesque et René Lévesque, entre autres. Son style de direction, tant à la Ligue d’action nationale qu’à la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, est également caractérisé par une volonté de « brasser la cage » et de faire bouger les choses. Néanmoins, il demeurera attaché aux grandes idées traditionalistes, et ce, au-delà de la période de la Révolution tranquille.


 

Un intellectuel polémiste qui ne dédaignait pas la joute oratoire et écrite.

Extrait de l’entretien


 

Pendant plus de 35 ans, Angers est un éminent économiste à l’École des hautes études commerciales de Montréal. Pourtant, au départ, cette carrière ne l’intéressait pas du tout. Il n’y avait alors que quelques spécialistes en économie, la plupart formés en France. Angers contribue ainsi au développement de la science économique au Québec. Pouvez-vous retracer les grandes lignes de sa carrière?

Au départ, Angers souhaitait devenir comptable et œuvrer dans la grande entreprise. Il en vient toutefois à modifier ses plans au contact de différents professeurs des HEC. À l’époque, le Québec manque cruellement d’économistes susceptibles de conseiller les desseins économiques des gouvernements et des entreprises privées canadiennes-françaises, d’où la volonté de certains leaders d’opinion de mettre sur pied une véritable avant-garde économique éclairée. C’est précisément ce rôle qu’est amené à jouer Angers lors de ses premières années comme professeur à l’École des hautes études commerciales. Il devient ainsi l’un des premiers économistes canadiens-français à être embauché à l’École qui, jusqu’aux années 1940, engageait surtout des économistes français et belges.

Rapidement, Angers se spécialise dans les questions monétaires et fiscales, et s’intéresse également aux questions d’économie politique. Il développe une expertise dans le domaine du coopératisme, un mouvement social et économique très populaire à l’époque dans différents milieux canadiens-français. Il dirige, durant les années 1940 et 1950, la célèbre revue L’Actualité économique ainsi que l’Institut d’économie appliquée, tous deux basés à l’École des HEC. Il formera plusieurs cohortes d’économistes qui contribueront à lancer le Québec Inc. dans les années 1950 et 1960. De même, dès le début de sa carrière, Angers s’affaire à travailler de concert avec les instances gouvernementales à titre d’expert-conseil, une fonction qu’il sera appelé à occuper à de nombreuses reprises jusqu’à sa retraite dans les années 1970.

 

Vous dites que ce penseur permet de comprendre les mutations de la société québécoise au XXe siècle. François-Albert Angers est un fédéraliste autonomiste jusqu’au début de la Révolution tranquille avant de rejoindre la cause de l’indépendance du Québec. Pouvez-vous nous parler de cette transition?

François-Albert Angers représente parfaitement l’évolution des mentalités au sein de la population canadienne-française en ce qui a trait à la question nationale. Durant sa jeunesse, Angers est très influencé par la pensée d’Henri Bourassa, notamment par le Pacte entre les deux nations et l’idée selon laquelle le Canada est issu de deux peuples fondateurs. C’est surtout durant les années 1940 et 1950 que sa pensée sur la question nationale évolue. L’expérience de la Deuxième Guerre mondiale et la construction de l’État-providence canadien l’amènent à comprendre que les visions du Canada anglais et du Canada français, en ce qui concerne l’avenir du pays, sont diamétralement opposées. Angers dénoncera avec ferveur les nombreux programmes sociaux et culturels mis sur pied par le gouvernement fédéral dans les années 1950, estimant qu’ils portent atteinte au particularisme culturel du Canada français. Fédéraliste convaincu, mais partisan d’une décentralisation au profit des provinces, il en vient ainsi à jongler avec différentes options constitutionnelles durant la Révolution tranquille, du statut particulier à la thèse des États associés.

Devant la montée des groupes nationalistes de gauche et le ressac des négociations constitutionnelles entre le Québec et le Canada au tournant des années 1970, Angers en vient à se positionner clairement en faveur de l’indépendance du Québec. Il appuie le Parti québécois, avec quelques réserves, et devient un véritable militant « pur et dur » de la cause de l’indépendance. L’échec référendaire de 1980 sera pour lui très dur à vivre, mais il ne baissera pas les bras pour autant, demeurant un fervent indépendantiste jusqu’au crépuscule de sa vie.