François LandryLe Sang des arbres

Habiter la nature, c’est laisser la nature nous habiter.

Notre entretien
avec l’auteur

Y a-t-il une tradition du nature writing au Québec? Avez-vous des devanciers?

Je me sens plutôt incompétent sur la question, pour être franc ! Que j’aie des devanciers, je n’en doute pas une seule seconde, sauf que j’aurais du mal à établir selon quels critères irréfutables on peut (ou pas) relier une œuvre à cette mouvance. Les noms d’auteurs encore très actuels me viennent en tête mais, ne pouvant les citer tous ici, je me contente de souligner au passage que bien des récits des explorateurs européens me semblent pouvoir être associés à la tradition que vous évoquez. Les écrits de Champlain ou de Lahontan accordent déjà une place importante aux descriptions de la faune et de la flore du Nouveau Monde. Plus près de nous, des auteurs associés à la littérature du terroir ont aussi été de redoutables naturalistes. En fait, de mon point de vue, quiconque vit au quotidien dans un cadre autre qu’urbain et clairement industrialisé ne peut que verser dans le nature writing sitôt qu’il s’exprime avec réalisme sur son milieu d’existence.

À un moment donné dans Le Sang des arbres, vous envisagez de renoncer à l’observation des oiseaux, puisque vous connaissez maintenant « tous les ressorts de l’intrigue ». Si on refuse la dramatisation et le romantisme à la Disney, comment « raconter » la nature ?

J’avoue que cet aspect m’a causé beaucoup de tracas. Romancier dans l’âme, je demeurerai toujours réfractaire au principe de stagnation narrative. Mais qu’écrire quand rien ne se passe au dehors qui n’ait déjà été noté auparavant ? Si l’individu Landry se montrerait vite désarçonné de vivre à distance de la forêt, l’écrivain, lui, l’estime souvent très peu collaborative lorsqu’il espère qu’elle lui fournira « matière à développement », surtout en ses périodes de dormance – lesquelles prennent pas mal de place sous notre climat, il faut en convenir. Dans mon esprit cependant, une existence retirée, certes courante et banale autrefois, exceptionnelle selon les barèmes qu’on nous inculque jusqu’à plus soif, présente de nos jours assez de charge contestataire en soi pour donner licence à qui l’a choisie de discourir sur les motifs qui l’y ont conduit. Autrement dit, « écrire nature » implique aussi le droit de parler du type de société dont on a choisi de démissionner… dans la mesure du possible.


 

Le confort tel que nous le concevons et désirons le maintenir est à la source même du désastre environnemental planétaire, et toutes les transitions énergétiques du monde n’y changeront rien.

Extrait de l’entretien


 

Lorsque vous opposez les drôles de numéros que sont vos voisins ruraux aux « bobos » de la ville, vous parlez d’une « éthique campagnarde ». Qu’entendez-vous par là exactement ?

L’emploi du terme « éthique » peut paraître exagéré dans les circonstances. Procédé hyperbolique en sus, je remarque simplement, chez les ruraux que je côtoie, qu’ils supportent assez mal de s’enfermer entre quatre murs. L’appel de l’extérieur les habite presque constamment. Le dehors ne représente pas pour eux un espace transitoire entre deux destinations intérieures, mais un port d’attache. Dans l’idéal, c’est le lieu du travail, du repos, des rencontres et des loisirs. L’autre grande différence, je le crois du moins, est qu’en campagne, l’éloignement des services force les gens à cumuler les compétences, à tendre vers l’autonomie. On y est toujours un peu mécano, plombier, électricien, artisan, « patenteux » ou réparateur en tout genre. Pas moi, qui suis un ouvrier lamentable, mais chez les mieux « intégrés » au décor, le très moderne concept de « division du travail » représente en quelque sorte une foncière aberration. Même le chiro de mon village, loin de se confiner à l’exercice de sa discipline, élève cochons et poulets, fait boucherie lui-même et cultive un immense potager, boulots capables de lui assurer une « indépendance alimentaire » autrement plus consistante que ce à quoi d’autres réfèrent quand ils utilisent pareille expression.

La mentalité citadine me paraît souvent envisager de manière beaucoup plus positive l’idée de surspécialisation. Le degré acquis d’« expertise » détermine l’importance du rôle social de la personne et la dote de sa crédibilité. Qu’un expert en un domaine le soit devenu au détriment de tous les autres champs du savoir ne provoque aucune réelle perplexité. À la limite, un actuaire qui se respecte doit être incapable d’installer sa robinetterie ou de manœuvrer une scie à onglets.

 

Vous cultivez votre forêt comme si vous en étiez le jardinier. Dans Le Sang des arbres, vous défendez le territoire de vos oiseaux en vous improvisant chasseur d’écureuils. Bref, vous vous érigez, selon vos propres mots, « en arbitre de l’harmonie universelle ». Croyez-vous que l’humain fasse (encore) partie de la nature ?

Je ne le pense pas, non. Il est trop tard. Si la régression au stade fusionnel se produisait, cela signifierait d’abord que le genre humain a subi une dépopulation radicale, ce qui supposerait une suite d’apocalypses qui réduiraient à néant toutes les civilisations dites « avancées ». Impossible de renouer avec l’état de nature quand neuf milliards d’individus s’entassent sur la biosphère. Je regarde d’ailleurs avec inquiétude le déclin rapide des sociétés dites primitives ou archaïques qui, elles, ont su préserver ce lien primordial. Celui-ci implique du reste un lot de contraintes que pas un Occidental contemporain n’accepterait de supporter, étant converti jusqu’à la moelle à cette illusion du « confort durable ».

Le confort tel que nous le concevons et désirons le maintenir est à la source même du désastre environnemental planétaire, et toutes les transitions énergétiques du monde n’y changeront rien. Jamais nous n’accepterons d’abandonner un « art de vivre » que nous percevons comme allant de soi, comme étant un droit inaliénable. La moindre de nos activités draine un peu plus les ressources environnantes. La dématérialisation des échanges elle-même, supposément « verte », nous mène droit vers la surchauffe des moyens habilités à la nourrir. Qu’on électrifie tous les transports ne réglera pas le problème des matières premières en déclin qui sont indispensables au transfert souhaité.

Je soigne ma forêt comme on s’occuperait d’un proche dont sait que ses jours sont comptés. Le moment venu et cette « bonne action » effectuée, je redeviens l’Homme d’aujourd’hui, qui roule en voiture, navigue sur Internet, écoute la radio et le ronronnement paisible de son frigo, les pieds au chaud dans une cambuse isolée à l’uréthane, me coupant de la nature grâce à ces commodités dont l’usage ne fera qu’accélérer son anéantissement. Et le nôtre, par la même occasion.

Advenant le jour où nous aurons vraiment à réinventer la roue, le monde aura peut-être eu la chance de nous oublier, et c’est la grâce que j’appelle de tous mes vœux afin qu’il se régénère. Avec nous à bord, je ne vois pas comment il pourrait y parvenir.


Livre publié dans la collection « L’Œil américain ».