Notre entretien
avec l’auteur
Votre plus récent ouvrage porte sur un noble du XVIIIe siècle, Michel Chartier de Lotbinière. À l’origine de votre projet figure un carnet que vous êtes allé consulter à la New-York Historical Society et qui comporte un récit inédit du siège de Québec et de la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Chartier de Lotbinière y a assisté à titre de principal aide de camp du marquis de Vaudreuil, dernier gouverneur de la Nouvelle-France, et a noté ses impressions. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En 1759, Michel Chartier de Lotbinière combine les fonctions d’ingénieur militaire, de capitaine d’infanterie et d’aide de camp du gouverneur Vaudreuil, son cousin. Il est ainsi aux premières loges du siège de Québec qui constitue le tournant de la guerre de la Conquête (1755-1760). En dépit d’un emploi du temps chargé, le Canadien de trente-six ans note tout ce qu’il voit dans son journal personnel, du débarquement de l’armée britannique à l’île d’Orléans à la reddition de Québec, deux mois plus tard, en passant par le bombardement de la ville et la bataille des plaines d’Abraham. Son récit est d’autant plus intéressant qu’il offre un rare point de vue canadien sur le déroulement du choc entre les généraux Wolfe et Montcalm. La relation du siège de Québec par Lotbinière appartient à un ensemble beaucoup plus vaste, son auteur ayant tenu rigoureusement son journal pendant plus d’un demi-siècle, entre 1746 et 1798. Les fragments de ses carnets parvenus jusqu’à nous m’ont permis de reconstituer la trajectoire de celui que l’on surnommait par dérision le « Vauban du Canada ».
Dans les années qui suivent la Conquête, Chartier de Lotbinière a changé d’allégeance à de multiples reprises. Pouvez-vous résumer ces changements en quelques mots ?
La conquête britannique du Canada de 1760 est confirmée par le traité de Paris de 1763. Lotbinière aurait pu refaire sa vie en France. Il décide plutôt de revenir dans la vallée du Saint-Laurent, où il a constitué un véritable empire foncier. La bouchée est toutefois trop grosse pour le gentilhomme canadien : rattrapé par ses créanciers, Lotbinière doit céder une partie de ses seigneuries à son fils Michel-Eustache en hypothéquant le reste. Il concentre dès lors ses espoirs dans la récupération de ses droits contestés sur ses fiefs du lac Champlain, passés sous l’autorité de New York. Cette quête l’entraîne jusqu’à Londres, où il mène un lobby incessant auprès du Board of Trade.
Le déclenchement de la Révolution américaine, en 1775, ouvre la porte au rebrassage des frontières coloniales. C’est dans ce contexte que Lotbinière refuse le dédommagement de Londres pour ses seigneuries du lac Champlain. Il gagne plutôt Versailles en 1776 et offre ses services à Vergennes, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de Louis XVI. On le comble de pensions et de gratifications sur la base d’états de service mélangeant la réalité et la fiction. Éternel insatisfait, Lotbinière repasse en Amérique en 1787 pour une ultime tentative visant à récupérer ses fiefs perdus. Il terminera ses jours dans une maison de chambres de New York, où il décède de la fièvre jaune en 1798.
Son récit est d’autant plus intéressant qu’il offre un rare point de vue canadien sur le déroulement du choc entre les généraux Wolfe et Montcalm.
Extrait de l’entretien
Chartier de Lotbinière, que vous qualifiez de « polarisant », est digne d’un personnage de roman ou de film. Au cours de sa vie, il lui est arrivé de nombreuses aventures et mésaventures qu’il note dans ses carnets. Vous qui avez étudié le personnage et en avez dressé un portrait vivant, avez-vous une anecdote préférée?
Je dirais le duel à l’épée du 7 juillet 1759 qui l’opposât à François de Caire, un ingénieur français de vingt-sept ans qui venait tout juste de débarquer dans la colonie. On ignore la cause de ce combat qui se déroule au camp retranché de Beauport, au plus fort du siège de Québec ! L’affrontement est particulièrement symbolique puisqu’il oppose l’aide de camp du gouverneur canadien Vaudreuil à celui du général français Montcalm. Selon les bribes d’informations disponibles, Lotbinière aurait tout fait pour éviter le combat, qui sera finalement remporté par De Caire. Blessé à l’épaule et à l’orgueil, le Canadien reprendra son poste au sein de l’état-major du gouverneur. Il n’est pas au bout de ses peines puisqu’il devra côtoyer De Caire pendant une partie de l’hiver, au bourg de Trois-Rivières, qui ne compte alors que 500 habitants.
À votre avis, pourquoi Chartier de Lotbinière est-il aujourd’hui si méconnu malgré sa présence au cœur du pouvoir et malgré les efforts de son arrière-petit-fils, Archibald de Léry Macdonald, pour le faire connaître?
Cette méconnaissance découle d’abord de la dispersion des archives personnelles de Michel Chartier de Lotbinière après sa mort, à commencer par ses carnets de 1759, qui se sont retrouvés à New York, en dehors du circuit habituel des spécialistes de la guerre de la Conquête. Ces documents exceptionnels sont notamment passés entre les filets des Francis Parkman, Henri-Raymond Casgrain et Arthur Doughty, des chercheurs qui avaient pourtant écumé les archives publiques et privées en quête de nouvelles sources. La deuxième raison me semble être le désintérêt du milieu universitaire québécois envers l’histoire militaire. Un désintérêt qui perdure en dépit des travaux novateurs de Louise Dechêne sur la milice canadienne. Or, la guerre est au cœur de la vie de Lotbinière, dont le journal nous éclaire sur l’évolution des tactiques employées en Amérique du Nord au milieu du XVIIIe siècle.