Michel BironDe Saint-Denys Garneau

Regards et jeux dans le temps.

Extrait de l’œuvre

Le pays de sa mère

Le culte du passé est d’abord et avant tout assuré par la mère de Garneau, qui se comporte en seigneuresse. Elle a horreur du progrès matériel et résiste à tout ce qui pourrait rompre le charme traditionnel du manoir. Pour rien au monde Hermine n’aurait voulu le moderniser, comme le notera son fils Jean:

« Le manoir fut peut-être la dernière maison du village à être munie d’électricité. Nos parents tenaient à conserver l’atmosphère de cet endroit presque centenaire et se servaient de lampes à l’huile dont les globes noircissaient si la mèche était trop élevée et devaient être nettoyés régulièrement. Vint ensuite une lampe Aladin qui donnait une lumière beaucoup plus brillante; à la mèche des lampes ordinaires était substitué un cône de fibres qu’il fallait allumer soigneusement sinon il s’enflammait et devait être remplacé, ce qui était coûteux et nécessitait un voyage à un magasin de Pont-Rouge à une quinzaine de kilomètres. »

 

 

Les proches de Garneau s’entendent pour dire que sa mère était une femme «à l’ancienne», fière d’afficher les signes de sa généalogie. En tant qu’héritière de la famille Juchereau Duchesnay, elle a sa place réservée au premier banc de l’église. Elle s’occupe des bonnes oeuvres paroissiales, assurant par sa générosité son autorité et son statut au sein du village. C’est elle qui refuse d’envoyer ses enfants à l’école, ne voulant pas qu’ils se mêlent aux familles plus modestes et préférant faire venir l’institutrice au manoir. Elle en impose par sa prestance et passe pour hautaine, guindée et inflexible, surtout en matière de dévotion religieuse. De santé fragile, souffrant de rhumatismes chroniques qui l’empêchent de se mouvoir aisément, elle a une raideur physique qui se transmet à tout son être, en particulier dans ses relations avec les autres. Tout ce qui sert à marquer la hauteur sociale de sa famille est exhibé, tout ce qui en diminue la noblesse est dissimulé. Le manoir de Sainte-Catherine est pour elle le symbole le plus fort d’un tel héritage, et elle l’entretiendra toute sa vie avec un zèle qui pouvait sembler comique à Garneau tant il était bizarre, dans le Canada français de 1920, de jouer ainsi aux hobereaux. Le prénom même de son fils aîné, «de Saint-Denys», trahit cet orgueil familial, fondé sur le culte de la filiation. Il vient de l’ancêtre Nicolas Juchereau, dont le patronyme «de Saint-Denys» est évoqué dès 1670 dans les Relations des Jésuites. Ce commerçant et militaire s’était fait connaître une première fois en 1665-1666 pendant la campagne des miliciens de Beauport contre les Iroquois et s’était illustré une seconde fois au siège de Québec en 1690 alors qu’il était âgé de plus de soixante ans, ce qui lui avait valu d’être anobli par Louis XIV quelques mois avant sa mort, en 1692. Son fils Ignace (1658-1715) ajoutera à son nom celui de Duchesnay, et la lignée des Juchereau Duchesnay se répandra par la suite dans plusieurs régions du Québec.


 

De Saint-Denys Garneau porte sur ses épaules, pour ainsi dire, le nom de la mère, ou du moins le poids de la lignée maternelle […].

Extrait du texte


 

Si l’origine du prénom «de Saint-Denys» s’explique aisément, il reste que le fait d’attribuer un tel prénom à un enfant en 1912 en dit long sur la personnalité d’Hermine et sur son ascendant au sein de la famille. De Saint-Denys Garneau porte sur ses épaules, pour ainsi dire, le nom de la mère, ou du moins le poids de la lignée maternelle, contrairement à l’usage voulant que le fils aîné hérite du prénom de son père (la soeur aînée Pauline et le frère cadet Paul porteront, eux, ce prénom paternel). Ce choix est d’autant plus frappant qu’il ne s’agit pas d’un prénom banal. Calqué sur la pratique aristocratique consistant à porter le nom du lieu dont on est le seigneur, comme «d’Iberville», le prénom «de Saint-Denys» était rare dans la société canadienne-française. On en trouve toutefois plusieurs exemples parmi les descendants des Juchereau Duchesnay. Le frère d’Hermine le porte et l’a attribué lui aussi à son fils aîné, sauf qu’il choisit, à la différence de son neveu, de laisser tomber la particule et se fait donc appeler tout simplement Saint-Denys Prévost. Mais Hermine aime les conventions et tient à la fausse particule nobiliaire, tout comme elle tient à afficher sur les murs du manoir ce qui rappelle le passé seigneurial. Il n’est donc pas question d’oublier le «de», et tout le monde, dans l’entourage immédiat du poète, l’appelle «de Saint-Denys». Ses amis de collège feront de même et, toute sa vie, Garneau signera ses lettres «de St-Denys».


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».