Serge BouchardL’Allume-cigarette de la Chrysler noire

La réconfortante sagesse de l’anthropologue.

Extrait

Avec ces soixante-dix « micro-essais », Serge Bouchard nous offre autant de réflexions nourries du regard si singulier qu’il pose sur notre vie quotidienne, notre monde, notre passé et la nature qui nous entoure.


Je n’ai jamais vu mon père en colère. Il ne nous a jamais menacés ni regardés avec de gros yeux en parlant fort. Il ne cherchait jamais un coupable quand nous faisions des mauvais coups ou que survenait un accident. Il riait, il dédramatisait, il marmonnait, c’était un praticien du réconfort. Si nous brisions quelque chose, une tasse, un bibelot, il cherchait d’abord à savoir si nous nous étions blessés, si nous avions eu peur. Il nous rassurait d’urgence. Pour lui, le cœur d’un enfant était plus précieux que de la porcelaine, du cristal, que tous les objets du monde, y compris son automobile.

Je me souviens de cet épisode qui aurait pu être dramatique aux yeux de plusieurs. Nous, les enfants, avions découvert une nouveauté sur le tableau de bord de la limousine dont mon père a été pour un temps le chauffeur. C’était un allume-cigarette. Quelle fascination de voir ce petit cercle incandescent, ce petit bout de feu qui apparaissait quand nous retirions le briquet après l’avoir enfoncé dans le tableau de bord! Un jour, seuls dans la voiture, excités par ce tison électrique, mon frère et moi, allez savoir pourquoi, nous avons fait des trous dans les banquettes en brûlant l’étoffe. Lorsque mon père a constaté le désastre, il n’en a pas fait un plat. Je me souviens très bien qu’il cherchait surtout à nous protéger du courroux de notre mère. Il plaidait l’innocence de l’enfance.

Il avait même un petit sourire narquois, si je me souviens bien. Car, n’en doutez point, mon père était un homme révolté, si révolté contre la marche du monde humain qu’il s’est arrangé toute sa vie pour ne jamais marcher au pas. Il n’avait cure du carrosse de son patron, il aurait peut-être lui-même fait des petits trous dans la banquette si la nécessité de gagner sa vie et l’obligation d’agir en adulte ne l’avaient pas retenu. Nous étions en quelque sorte sa vengeance. C’était un homme doux, il n’a jamais élevé la voix, qu’il avait belle par ailleurs. La colère de sa révolte consistait à mettre les autres en colère, ceux qui lui donnaient des ordres ou des leçons, ceux qui croyaient le dominer. Mon père faisait toujours le contraire de ce qu’un donneur d’ordres lui disait. Il ne rechignait pas, il n’argumentait pas, il ne se défendait pas. Il partait simplement, en faisant comprendre à son supérieur qu’il n’était le supérieur de personne.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».