« Il se peut fort bien que le jour où l’Académie suédoise annoncera le nom de la lauréate du prix Nobel de nombreux lecteurs partout dans le monde se demandent : Marie-Claire qui? » C’est La Vanguardia, de Barcelone, qui fait remarquer cela, à la suite de la parution de la traduction espagnole de Soifs, de Marie-Claire Blais. Le vénérable et prestigieux quotidien, en soulignant le concert d’éloges qui accueille les traductions de ce roman qui se succèdent ces jours-ci en Europe – Allemagne, Italie, Espagne –, ne peut ensuite s’empêcher de tracer l’inévitable parallèle avec Margaret Atwood. Si cette dernière jouit d’une notoriété internationale, explique la journaliste, c’est qu’elle a toujours pu s’appuyer sur l’hégémonie de la culture anglo-saxonne, sur la force de l’industrie, tandis que la Québécoise se voyait limitée au domaine francophone, où elle occupe en outre une position périphérique.
Car, et cela est bien sûr évident pour nous, gens du livre, entre ces deux moments libres et sauvages que sont l’écriture d’une œuvre et la lecture, il y a effectivement une « machine », il y a une industrie, un marché, une firme qui fonctionne selon des principes qui n’ont rien à voir avec la littérature. Éditeurs, agents, relationnistes, journalistes, etc., que nous le voulions ou non, et sans égard à la qualité intrinsèque des œuvres, jouent un rôle crucial dans la diffusion et dans la réception des livres. Nous aimons croire que les livres de qualité finissent toujours par s’imposer, quelle que soit leur origine, nous entretenons le fantasme que le temps finit infailliblement par rendre justice au génie, mais est-ce vraiment le cas? Nous aimons croire également que cette machine n’a pas de répercussions sur la création, que les écrivains sont libres d’élaborer leur œuvre comme bon leur semble, quelle que soit la place qu’ils occupent dans le monde.
Dans l’étonnante correspondance qu’ils ont intitulée Sortir du bocal, David Bélanger et Michel Biron affichent souvent des positions opposées mais tombent essentiellement d’accord sur une chose : il est fréquent que les écrivains québécois expriment le sentiment de se situer « à côté » ou « en dehors » de la grande littérature. Il n’est pas expressément question ici du monde anglo-saxon, mais d’une tradition européenne, souvent française, d’une autre firme, en fait, qui confinerait les auteurs aux parois d’un bocal. La littérature, la grande, la vraie, c’est ailleurs, c’était hier. Ce qui expliquerait la place privilégiée qu’occupe l’ironie chez les romanciers québécois, et les deux épistoliers vont jusqu’à opposer une ironie de l’âge de la parole, celle des romanciers de la Révolution tranquille (Ferron, Aquin, Ducharme), et l’ironie de l’âge de l’institution, celle de nos contemporains.
L’œuvre récente de Marie-Claire Blais, dont Michel Biron fait remarquer qu’elle est à la fois de la Révolution tranquille et absolument contemporaine, et surtout le cycle Soifs, semble s’être défaite de cette ironie qui était présente dans quelques-uns de ses premiers romans. Il suffit d’ouvrir le livre, de se laisser envoûter par cette phrase inépuisable, pour comprendre que, avec Marie-Claire Blais, la littérature, la grande, la vraie, c’est ici, c’est maintenant. Cela signifierait-il qu’elle a réussi à faire disparaître les parois du bocal. Comment y serait-elle arrivée?
Mais à quoi servirait-il de connaître son secret? Comme tout ce qui touche aux grands artistes, les talismans qui leur permettent de traverser les frontières et les mondes n’ont de pouvoir que parce que c’est eux qui les tiennent dans les mains.