Jean-Philippe MartelComme des sentinelles

Explorer les bas-fonds de la conscience et du monde.

Extrait

Comme des sentinelles, premier roman remarqué de Jean-Philippe Martel, donne le ton d’une œuvre en devenir.


Je me suis donc invité et, à partir de là, tous les mardis soir après les N.A., Robert m’emmenait dans des bars que j’avais toujours considérés comme des bars de vieux poudrés finis, des bars de prolos aigris et de «jeunes cinquantenaires» qui s’en faisaient accroire en payant des bières à de fausses blondes avec des gros culs. Des bars comme Le Magog, La Virée, parfois même La Cachette des sportifs, à Rock Forest. Il faut dire que Robert était en train de devenir quelque chose comme un ami – quelqu’un dont la présence ne m’indisposait pas trop, un «gars correct» sur qui on pouvait à peu près compter. Il ne jouait pas beaucoup mieux que moi au pool; on passait donc l’essentiel de nos soirées accoudés au bar, à parler de n’importe quoi sauf de poudre. On rentrait tôt, ça allait. Et, bientôt, ces bars se sont mis à m’apparaître comme le prolongement de son caractère, des endroits accueillants où on était indulgents les uns envers les autres. D’une certaine manière, la fréquentation d’un gars comme Robert ne faisait pas que me sortir de chez moi; elle me sortait aussi de mon confort, de ma personne, de celui que je pensais être. Passer du temps avec Robert, l’écouter se prononcer avec l’aplomb des ignorants sur le moindre fait divers me libérait de mes codes, de mes habitudes. Comme les auteurs français du milieu du XIXe siècle, avec Robert, j’élargissais le domaine de mes possibilités. Je fréquentais des milieux que ni les classiques ni les romantiques n’avaient visités, que ni les symbolistes ni les surréalistes n’avaient encore montés en épingle.

Peu à peu, je devenais quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui était capable d’apprécier le jeu de Slash, de Joe Satriani et d’Angus Young. Quelqu’un qui se surprenait à dire «toé pis moé» de temps à autre et qui était amené à réviser son jugement sur les bars qu’il avait autrefois méprisés, comme sur les propriétaires de Jeep Cherokee, de speedboat et d’implants mammaires.

En même temps, certains aspects de Robert m’échappaient encore. Parfois, je me demandais si ce n’était pas ce qui me plaisait le mieux en lui: l’impression de rudesse et d’anxiété qu’il dégageait, sa manière de regarder par-dessus son épaule et d’éviter de marcher sur les craques des trottoirs… Toutes ses superstitions un peu connes. Avec lui, des événements étaient susceptibles de se produire; des astres pouvaient s’aligner. Tout n’était pas déterminé une fois pour toutes. Il restait encore des cartes à jouer, des coups à tenter.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».