Mauricio SeguraOscar

Hommage au maharaja du piano.

Extrait

S’inspirant de la figure du légendaire pianiste de jazz Oscar Peterson, Mauricio Segura donne ici un roman empreint de réalisme magique qui évoque l’atmosphère des cabarets montréalais des années 1950.


Et maintenant, on fait quoi? demanda un des trombones. On continue la répétition, que veux-tu qu’on fasse d’autre? répondit du tac au tac Johnny. Une main sur sa bouche entrouverte, Oscar resta longtemps sans bouger d’un poil ni répondre aux questions qu’on lui posait. Selon ses propres dires, c’est seulement alors qu’il prit conscience qu’il était le seul musicien noir de l’orchestre. Perdit-il alors la petite parcelle d’innocence qui subsistait en lui? Ou se jura-t-il plutôt que sa musique comporterait toujours une part d’innocence, salutaire et vitale? Ceux qui ont longtemps fréquenté la musique d’Oscar connaissent la réponse.

Le soir même, une heure avant le concert, le propriétaire de l’hôtel en personne téléphona à Johnny pour lui signifier qu’il s’agissait d’un malentendu qu’il fallait oublier au plus vite. Ce soir-là, tandis que les invités s’empiffraient de crabe des neiges arrosé de champagne, Oscar joua avec une telle virtuosité rageuse qu’il souleva la foule à chacun de ses solos. Une fois le concert terminé, quand Johnny convia les membres de son orchestre au repas offert par l’hôtel, Oscar ramassa ses effets personnels, enfila son imperméable et s’éclipsa. Johnny sortit en trombe dans la rue pour le rattraper. Sur le trottoir, au milieu de la nuit éclairée par les réverbères électriques tout neufs, tandis que sur la chaussée des dizaines de voitures se suivaient parechocs contre parechocs, le chef d’orchestre lui dit de ne pas se laisser abattre par un imbécile, que ça ne valait pas la peine. O. P. répondit qu’il appréciait la manière dont il avait géré la situation, mais, vraiment, il préférait se retrouver seul. OK, mais n’oublie pas que l’orchestre a besoin de toi, lui lança Johnny alors qu’Oscar s’éloignait déjà.

Au coin de la rue, il releva le col de son imperméable, marcha bon train et, selon ce qu’il raconta à des proches, quand les premières gouttes mouillèrent ses épaules, il pensa à Brad. Il n’arriverait sans doute jamais à égaler la beauté mathématique de son jeu, mais, selon toute vraisemblance, le seul fait de penser à son frère défunt lui mit du baume au cœur. Quelques pas plus loin, il se serait demandé si son imagination lui jouait des tours ou si le modèle des voitures qui circulaient datait réellement d’il y a dix ans. Encore un peu plus loin, se trompait-il ou les femmes qu’il croisait portaient vraiment des manteaux comme on en voyait autrefois? Et puis, pourquoi, dans les vitrines des magasins, ne voyait-on aucun de ces aspirateurs et ventilateurs que pas plus tard qu’hier il avait remarqués partout? Sa musique aussi déréglait le temps et l’entendement?

Lorsqu’il monta dans le tram, il semble que l’effet de sa musique se fût déjà affaibli, la moitié des passagers seulement portaient des vêtements de l’époque du swing. Il aurait éprouvé alors un désenchantement allègre; il pleuvait sur son cœur en même temps qu’un sentiment du devoir accompli gonflait sa poitrine. Comme il marchait vers l’arrière du véhicule, quelques passagers le dévisagèrent avec méfiance, d’autres, avec indifférence ou sympathie. Est-ce que cela avait toujours été ainsi? Quand il descendit du tram et qu’il déambula tout autant pour prendre l’air que pour observer les badauds, plus personne ne portait des vêtements lui rappelant les douces années de son enfance. Tandis qu’il avançait, tête baissée, il tenta vainement de démêler ses idées et de se défaire de l’angoisse qui lui nouait la gorge. Il descendit vers son quartier et rentra chez lui.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».