Mauricio SeguraViral

Cruelle réalité d’une société divisée.

Extrait

C’est à travers le regard de six personnages que Mauricio Segura dresse le portrait de notre société, divisée par des problèmes qui nous concernent tous: la discrimination et les préjugés.


Une vingtaine de mètres plus loin, elle reçut un texto de son oncle qui lui demandait l’heure à laquelle elle comptait rentrer. Bientôt, répondit-elle. « Mon Dieu, que faire? pensa-t-elle. Retourner à l’appart? Vraiment? » Son oncle et sa tante étaient probablement installés devant la télé, à suivre une chaîne d’informations dans l’espoir d’avoir des nouvelles de Sami. Plus tôt, son oncle lui avait raconté qu’ils avaient reçu la visite de deux policiers qui cherchaient Sami, puisque la chauffeuse avait porté plainte. On leur avait montré la vidéo pour qu’ils l’identifient formellement. Après avoir posé une foule de questions indiscrètes – où travaillait-il? Allait-il à la mosquée? Connaissait-il tel imam? –, ils avaient à peu de chose près demandé à sa tante et à son oncle de brosser la biographie de Sami, comme s’il s’agissait d’un grand homme. Où avait-il grandi? Depuis quand vivait-il à Montréal? Quelles étaient ses fréquentations? Son emploi? Avait-il un comportement suspect? Était-il religieux? À quelle fréquence allait-il à la mosquée? Était-ce possible qu’il entretienne des liens avec des organisations clandestines? Pourquoi en savaient-ils si peu sur lui? S’étaient-ils brouillés avec lui? Le jeune homme faisait sa vie, comme eux faisaient la leur, avait répondu son oncle. Les policiers avaient alors rappelé les « erreurs » de Sami – ses « errances », comme les appelait son oncle.

Malgré tous ses différends avec Sami, son oncle Farouk se faisait du mauvais sang. Il était comme ça, son oncle, droit, généreux, loyal, mais aussi ferme et intransigeant. C’était un type trapu et noiraud qui, quand il avait épousé sa tante Dina, était l’homme le plus heureux du monde: il venait de se marier avec une fille de Casa, ce qui représentait pour lui une ascension sociale importante. C’était un homme qui se souciait trop, au goût de Yasmine, des apparences. En sa présence, la jeune femme se taisait, en se rappelant continuellement, pour ne pas disjoncter, que sa tante et son oncle étaient des personnes bien intentionnées.

Il travaillait pour une entreprise d’agents de sécurité. D’un jour à l’autre, il ne savait jamais où il allait être affecté, ni à quelle heure. Jusqu’à il y avait deux ans environ, son oncle était fier de son job, convaincu d’obtenir sa permanence. Mais avec le temps, selon sa version des faits, plusieurs de ses collègues plus jeunes que lui, avec moins d’ancienneté, avaient été promus à des postes permanents avant lui.

Quand elle était arrivée seule à Montréal pour s’installer avec eux, son oncle et sa tante s’étaient montrés pleins d’attentions à son égard. « Fais voir un peu. Mais c’est quoi, ce manteau d’automne? Il ne te servira à rien dans quelques semaines. Viens, allons te chercher un vrai manteau d’hiver, de vraies bottes, de vrais gants, sans oublier la tuque. » « La quoi? » « Allez, ne traîne pas, on va te montrer. » Ils semblaient fiers de l’initier à son pays d’accueil et agréablement surpris d’avoir son attention, comme s’ils avaient craint qu’elle soit « un peu hautaine » – ainsi que sa tante décrivait sa petite sœur, la mère de Yasmine. « Tu es comme notre fille, maintenant », lui avait-elle lancé le jour de son premier anniversaire à Montréal – en présence de Rayda, leur fille timide, revenue le temps d’un week-end de Sherbrooke, où elle étudiait le droit –, à la suite de quoi Yasmine avait pensé que c’était gentil, mais que c’était surtout une formule de politesse.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».