Notre entretien
avec Isabelle Daunais
Qu’est-ce que le roman nous permet de comprendre qui, sans lui, nous serait difficile de saisir ?
Beaucoup de choses, assurément, mais ce que j’ai voulu mettre en valeur, dans ce livre, c’est la façon dont il est capable de saisir le temps dans son étendue et comment il nous le donne à observer. Par sa forme et sa longueur, par le fait que sa lecture morcelée s’accompagne toujours d’une part d’oubli, par sa matière – le récit de vies de toutes sortes –, le roman est le seul art qui ait fait du temps long un objet d’exploration et de méditation. Il s’agit là de l’une de ses singularités, mais aussi de l’une de ses grandes beautés.
Dans nos sociétés, le temps est réglé par une succession de tâches et d’obligations toutes plus urgentes les unes que les autres. À la lumière de vos lectures, comment pourrait-on le décloisonner et lui redonner sa liberté ?
Je ne sais pas s’il nous est possible, même avec la meilleure volonté du monde, de « décloisonner » le temps de nos agendas, ou alors chacun aura, sur ce point, ses méthodes, ses réussites et ses échecs. Mais il existe un autre décloisonnement que nous oublions, et qui est celui du temps que nous habitons. Quelle est, en effet, la mesure de ce que nous appelons communément et spontanément « notre temps » ? L’instant présent tel que les événements de l’actualité l’ordonnent ? Le temps depuis notre naissance et donc, plus ou moins, celui de la génération à laquelle nous appartenons ? Le temps depuis tel ou tel « avènement » (Internet, le transport automobile, les progrès de la médecine moderne, etc.) que nous transformons en point de départ de ce qui nous est « contemporain » ? Ou un temps plus grand encore ? Force est de constater que nous avons de plus en plus tendance à définir de façon courte le temps que nous percevons comme étant le nôtre. Et c’est l’un des grands apports du roman que de nous rappeler que le temps que nous habitons est, dans les faits, beaucoup plus long et beaucoup plus riche que nous le pensons.
Dans votre avant-propos, vous évoquez le temps singulier de la lecture, qui détonne par rapport au rythme effréné de nos vies. Lire, et plus particulièrement lire le roman, serait-il le dernier rempart à nos vies trépidantes ?
Le dernier rempart, peut-être pas, mais certainement l’un des plus précieux. Le temps de la lecture, et plus particulièrement celle des œuvres longues, a ceci de remarquable qu’il constitue, par rapport au rythme sans cesse croissant de nos existences, une anomalie. On ne peut pas compresser la lecture d’un roman, qui devient, par cette exigence, un espace en soi. Or cet espace, si on l’accueille, devient aussi un point de vue, un lieu d’où observer nos vies trépidantes et en comprendre, dans une certaine mesure, la part de vanité. Mais il y a plus encore, puisque le temps de la lecture n’existe pas à côté de la vie, mais au sein même de la vie, a fortiori lorsque l’œuvre est longue. En cela, il est aussi une façon de donner à la vie un autre rythme.
Le temps de la lecture, et plus particulièrement celle des œuvres longues, a ceci de remarquable qu’il constitue, par rapport au rythme sans cesse croissant de nos existences, une anomalie.
Extrait de l’entretien
Chaque être est en quelque sorte condamné par un temps imparti qui constituera la durée de sa route. En tant qu’œuvre, le roman continue son existence au-delà de celui ou celle qui l’a créé et il ressuscite à travers chaque lecteur qui parcourt ses pages. En ce sens, est-ce que le roman est plus fort que la vie ?
Dire que le roman est plus fort que la vie reviendrait à dissocier le roman de la vie. Et puis si le roman poursuit sa route longtemps après la disparition de son auteur, c’est parce que quelqu’un de vivant est là pour le lire et faire se poursuivre cette route. C’est pourquoi je formulerais la chose dans des termes différents : parce que sa vie est plus longue que celle qui nous est biologiquement impartie, le roman nous donne, à travers ses histoires, ses personnages et les mondes qu’il décrit, accès à un temps plus large. Autrement dit, le temps du roman ne « dépasse » pas celui de notre vie, il l’agrandit. On pourrait en dire autant, bien entendu, de toutes les formes d’arts, mais comme le roman a pour fonction de nous raconter des vies, et que nous le lisons pour cette raison, cet agrandissement résonne de façon particulière au sein de notre propre existence.
Selon l’époque où le roman a été écrit, le temps diffère-t-il ?
Je ne pense pas. Je crois, au contraire, que la différence entre le temps du roman et celui de la vie est consubstantielle au roman, que l’expérience de leur décalage est au cœur de sa pratique et de sa forme, comme il est au cœur de ce qu’il nous apporte. Cela dit, on peut tout à fait envisager que, selon les époques, cette différence ait été ressentie de diverses manières, qu’il ait été jadis plus facile, par exemple, d’insérer le temps que demande la lecture d’un roman dans le rythme des heures et des jours. Mais le temps du roman est toujours plus vaste que celui d’une vie individuelle.
Il en est de même du réel : quand nous voulons le transformer selon nos principes, l’inscrire dans une trajectoire que nous estimons meilleure, le voir correspondre à nos croyances et à nos désirs, presque toujours il nous amène ailleurs que là où nous l’espérions.
Extrait du livre
Livre publié dans la collection « Papiers collés ».