Renaud JeanGrande forme

Un homme tente de survivre dans un monde trafiqué
qui, paraît-il, ne lui veut que du bien.

Notre entretien
avec Renaud Jean

 

Alors que les gens autour de lui semblent tous absorbés par leurs écrans et occupés à accomplir leurs multiples activités, le personnage principal de votre roman est effrayé par ce tourbillon qui l’éloigne des choses simples qu’il aimerait réapprendre à apprivoiser. En mettant votre protagoniste dans cette posture, que vouliez-vous démontrer ?

À l’origine, pour moi, il n’y a que le désir d’exprimer un certain rapport au monde à travers l’écriture. Cela passe par l’élaboration d’un style qui dit vrai. Cela relève de la sensibilité. Je ne suis donc pas dans la démonstration. Le personnage principal de Grande forme est un être de l’inquiétude, du désarroi, de la détresse. Ce qu’il voudrait, simplement, c’est trouver un peu de paix. Le monde est le lieu d’une agitation à laquelle il a dû mal à résister, et les écrans ne font qu’exacerber son sentiment de confusion ou d’angoisse. Aussi les redoute-t-il.

Votre roman fait état d’un monde qui ressemble étrangement au nôtre. Le narrateur, voulant chasser son ennui, se propulse dans une aventure qui pourrait lui permettre d’accéder à la plus grande reconnaissance. Comment en sommes-nous venus à valider notre existence dans le regard du moindre quidam ?

Dans le monde que je décris, toute forme de repliement est inacceptable, et le protagoniste est amené à s’intégrer à la société. Il ne consent toutefois qu’à moitié à cette intégration qui passe par la « numérisation » de sa personne, c’est-à-dire un processus où il doit se révéler entièrement. En ce sens, Grande forme est moins un roman sur le besoin de reconnaissance que sur les forces qui nous poussent à la participation et à la transparence. La perversité de l’affaire est que cela se fait au nom du bien, dans une perspective de croissance personnelle, et que ces forces ne sont pas seulement extérieures à nous : elles nous habitent, nous les avons assimilées.

« Notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences », écrit Soljenitsyne. « Pour vivre heureux, vivons caché », écrit de Florian. Ces citations sont-elles encore compréhensibles aujourd’hui ? Elles ne le sont pas dans le monde de Grande forme.


 

 Le personnage principal de Grande forme est un être de l’inquiétude, du désarroi, de la détresse. Ce qu’il voudrait, simplement, c’est trouver un peu de paix.

Extrait de l’entretien


 

Même si les technologies ont accru les occasions d’établir un contact avec autrui, avez-vous l’impression qu’il est de plus en plus complexe de développer des relations authentiques ?

Une part d’incertitude plane sur les relations du protagoniste avec les autres personnages, dont les intentions paraissent doubles ou obscures. J’ai voulu installer un climat équivoque, une inquiétude diffuse en ce qui concerne autrui. Nous ne savons pas à quoi nous en tenir avec les gens, pourrait dire le protagoniste. Et les écrans qui s’interposent entre les êtres, comme d’épaisses parois de verre déformant, n’aident certainement pas à clarifier la situation.


Le narrateur de votre roman est le paria d’une population normée qui tente de le convaincre de joindre ses rangs. Malgré un certain discours qui veut bien convenir de l’importance de la différence dans notre société, croyez-vous qu’on soit encore loin de la coupe aux lèvres ?

Dans Grande forme, on n’invite le protagoniste à exprimer sa singularité que pour mieux le ficher. Cette singularité se résume à de l’information, à des données servant à alimenter l’« Algorithme », outil qui permet de mettre chacun à sa place. Sous un discours en apparence bienveillant, il ne s’agit en vérité que de contrôle et de surveillance. Cela dit, la littérature m’intéresse dans la mesure où elle est ambiguë. J’ai voulu écrire un roman nerveux et paranoïaque. Il n’est pas anodin que l’histoire soit narrée à la première personne. Ce que je raconte est l’expérience d’un individu en porte-à-faux avec le monde. Je n’ai pas cherché à dire autre chose.


 

Qu’ai-je donc fait de ma vie ? me demandé-je en détachant les pages intactes d’un vieil agenda. À quoi ai-je donc occupé mes jours, si ce n’est à attendre, à épier et à m’ahurir ?

Extrait du livre