Notre entretien
avec Jean-François Létourneau
Comment a débuté votre intérêt pour le territoire, particulièrement pour le Nord ?
Il y a une quinzaine d’années, j’ai enseigné à l’école Jaanimmarik de Kuujjuaq. Vivre le quotidien de la communauté pendant quatre hivers m’a permis de découvrir la culture inuit de l’intérieur. J’ai vécu tout un choc, dont je ne me suis jamais complètement remis. Ça m’a permis notamment de revoir toute l’histoire du Québec et du Canada selon le point de vue des Inuit. Disons que ce changement de perspective a été très formateur ! Mon intérêt pour le territoire vient de là, il m’a été transmis par les Kuujjuamiut et leur mode de vie. Lors de mon retour au sud, j’ai poursuivi des études en littérature. Afin de garder le Nord vivant en moi, j’ai choisi de travailler sur les littératures autochtones. Lire, étudier et enseigner les œuvres de poètes tels que Jean Sioui, Joséphine Bacon et Rita Mestokosho a été l’occasion d’approfondir mon rapport au territoire… et de poursuivre la remise en question entamée à Kuujjuaq quant à la façon qu’on raconte l’histoire du Québec et du Canada.
Dans votre livre, on suit le parcours de Guillaume, qui va enseigner à Kuujjuaq et qui plus tard viendra s’installer avec sa famille sur les bords de la rivière Massawippi. La nature l’entoure, mais elle semble également faire intrinsèquement partie de lui. Y a-t-il une part autobiographique ?
Le contexte dans lequel évolue Guillaume est largement inspiré de ma propre vie : j’ai enseigné à Kuujjuaq, je vis aujourd’hui près de la Massawippi. Le rapport au territoire, à la nature, à la littérature, bref, ce qu’on appelle le nature writing, est le mien ; il correspond totalement à ma vision du monde. Il y a donc une part de témoignage dans le livre qui s’approche davantage du récit que du roman. Cependant, dans le processus d’écriture, j’ai ressenti le besoin de la fiction pour mieux partager avec les lecteurs la trajectoire de mon personnage. Alors, les péripéties que vit Guillaume, à Kuujjuaq ou sur les rives de la Massawippi, sont fictives, inventées, exagérées par rapport au réel. En ce qui concerne les personnages, Guillaume est évidemment un alter ego, mais de larges parts de son existence ne correspondent pas du tout à ma vie ; les personnages secondaires, quant à eux, sont l’amalgame de plusieurs personnes croisées au fil des années qui m’ont marqué, souvent parce qu’elles entretenaient un rapport particulier avec le territoire.
Votre roman raconte entre autres la nature qu’on sacrifie au profit de la construction de bungalows. À certains égards, votre livre fait-il office de plaidoyer ?
C’est en effet un plaidoyer, mais surtout un aveu. Des gens comme Guillaume font à la fois partie du problème et de la solution. Guillaume a beau râler contre les bungalows et les autoroutes, il a quand même construit sa maison dans une forêt. Même s’il est un amoureux de la nature, il contribue à son saccage en participant à l’étalement urbain. Le personnage est d’ailleurs assez lucide par rapport à ce paradoxe. Mais sa lucidité ne débouche sur aucune action concrète. S’il avait le courage de ses convictions, Guillaume irait vivre au centre-ville, dans un jumelé, il participerait à la densification des villes afin de lutter contre l’étalement urbain. Mais il aime trop la nature ou l’idée qu’il s’en fait : il veut y vivre et cet amour contribue à la détruire. La question soulevée par le roman est peut-être la suivante : comment vivre avec le territoire sans participer à son saccage ? Je crois que le début d’une réponse à cette question serait de comprendre que nous sommes le territoire et d’incarner cette compréhension dans des actions concrètes. Les blessures que nous lui faisons subir, nous nous les infligeons à nous-mêmes.
Si le territoire est si important, c’est parce qu’il est vivant, habité par les histoires qu’on se raconte, qu’on se transmet. L’idée de transmission est au cœur de ma démarche d’écriture.
Extrait de l’entretien
Le paysage est omniprésent dans votre livre. Peut-on dire qu’il est un personnage en soi ?
Tout à fait. Je suis un grand lecteur de nature writing, d’où mon bonheur d’être publié dans la collection « L’œil américain ». Le roman conclut d’ailleurs un cycle que j’ai consacré au territoire, avec un essai, Le Territoire dans les veines (2017), et un spectacle littéraire en compagnie d’un groupe de musique qui s’appelle les Marchands de mémoire. Le territoire et tout ce qu’il implique font partie de mes préoccupations depuis mon séjour au Nunavik. Il est donc normal que le paysage soit si présent dans le roman. Mais il est important de rappeler que le territoire n’est pas que paysages, il est aussi – et surtout – l’histoire des communautés qui habitent ces paysages.
Guillaume aime raconter à ses enfants les histoires qu’il a vécues et celles des gens qui ont compté pour lui. En quoi cette transmission par la parole est-elle importante ?
Encore une fois, on sent ici toute l’influence qu’ont pu exercer sur moi certains poètes des Premières Nations. Il y a aussi un clin d’œil à l’un de mes oncles, le conteur de la famille qui nous a tellement fait rire. Si le territoire est si important, c’est parce qu’il est vivant, habité par les histoires qu’on se raconte, qu’on se transmet. L’idée de transmission est au cœur de ma démarche d’écriture. Que veut-on transmettre à ceux qui nous suivent ? Quels lieux de vie ? Quelles histoires ? Quelles chansons ? Le territoire nous parle depuis toujours, mais aujourd’hui, pour toutes sortes de raisons, on peine à l’entendre.
Le nature writing, les littératures des Premiers Peuples, les gens que j’ai connus à Kuujjuaq : tout ça m’a fait comprendre que le territoire est indissociable de la question de la transmission. À partir du moment où tu te mets à écouter ce que j’appelle « les voix du territoire », tu n’as pas d’autre choix que de te demander ce qui est advenu des gens qui l’ont habité, ce que l’avenir réserve aux gens qui continueront de l’habiter.
Par rapport à cette idée de transmission, je fais beaucoup de recherches en ce moment sur la tradition orale « canayenne », celle des coureurs des bois, des forestiers, des défricheurs. À la suite du travail sur le territoire, j’envisage un prochain cycle qui portera sur cette idée si belle : la parole vivante, celle qu’on se transmet de génération en génération, de culture en culture, afin que de nos mémoires partagées puissent émerger des histoires communes.
Dans sa maison, il y avait toujours de la musique, de vieux airs traditionnels. Mais quand les disques s’arrêtaient, dans le silence, on entendait comme une sorte de bourdonnement, la rumeur d’une conversation. Il disait que c’était la mélodie de ses vieilles affaires, l’écho des vies dont elles avaient été témoins.
Extrait du livre
Livre publié dans la collection « L’œil américain ».