Yanick VilledieuLe Deuil et la Lumière

Le passionnant témoignage d’un journaliste
sur l’évolution d’une maladie pas comme les autres.

Extrait

Ce livre raconte une histoire du sida, celle que Yanick Villedieu a vue se dérouler sous ses yeux pendant près de quarante ans. C’est l’histoire d’une maladie pas comme les autres, parce qu’on l’a vue éclore devant nous, parce qu’elle s’est d’abord attaquée à de jeunes adultes normalement pleins d’énergie et de vie, parce qu’elle a lugubrement marié l’amour et la mort. Mais aussi parce qu’elle a suscité une mobilisation humanitaire remarquable. Et déclenché une véritable épopée scientifique et médicale.

 

« J’ai la maladie des Américains. » L’homme que le Dr Réjean Thomas a devant lui, en ce jour du printemps de 1982, dans son bureau d’une polyclinique de la banlieue de Montréal, a la trentaine. Montréalais, homosexuel, naguère en bonne santé, il arrive de New York et il souffre de cette maladie dont il dit, ce qui lui semble aller de soi, qu’elle est « la maladie des Américains ». Il se croit atteint de cette mystérieuse infection qui suscite peur, inquiétude et même panique dans les milieux gays de plusieurs grandes villes des États-Unis mais dont le jeune médecin – il n’a que vingt-six ans – n’a jamais entendu parler, pas plus d’ailleurs que la quasi-totalité de ses confrères.

Cette mystérieuse maladie est si étrange et surtout si nouvelle qu’elle n’a même pas de nom. On en ignore pratiquement tout. Elle vient de faire irruption dans la vie du Dr Thomas. Sans le savoir, il entreprend, à ce moment-là et avec ce patient-là, une lutte dont il ne soupçonne pas l’énorme et interminable défi qu’elle représentera.

Remontons environ un an auparavant. Le 5 juin 1981, une équipe de médecins américains publie ce qu’on allait bientôt reconnaître comme étant l’acte de naissance scientifique de cette maladie : une notice de 46 lignes en page 2 du Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR). Cette notice, fort discrète quand on considère l’ampleur de la catastrophe qu’elle augure, est laconiquement intitulée « Pneumocystis pneumonia – Los Angeles », c’est-à-dire « Pneumonie à pneumocystis – Los Angeles ». Le premier signataire est un immunologiste de trente-trois ans de la UCLA School of Medicine, Michael Gottlieb. Ce jeune médecin a observé, au cours des mois précédents, des cas étranges de ce qu’il soupçonne être une nouvelle maladie, « une histoire possiblement plus importante que la maladie du légionnaire », comme il le fait alors remarquer de façon pour le moins prémonitoire.

Le MMWR est un bulletin technique publié chaque semaine par les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américains, une sorte de FBI des épidémies basé à Atlanta. Toutes les misères et toutes les maladies du monde y passent dans la prose dépouillée, pour ne pas dire austère, propre à ce genre de publication. Dans cette parution du 5 juin 1981, la une est consacrée à deux cas de « dengue de type 4 » signalés chez des voyageurs américains de retour de Saint-Barthélemy, une île des Antilles françaises (la dengue, une maladie virale transmise par des moustiques, se manifeste notamment par des fièvres généralement bénignes).


 

Cette mystérieuse maladie est si étrange et surtout si nouvelle qu’elle n’a même pas de nom. On en ignore pratiquement tout.

Extrait du livre


 

La fameuse notice de 46 lignes rapporte cinq cas de pneumonie à Pneumocystis carinii, le nom savant du parasite qui cause la pneumocystose (ce micro-organisme a depuis lors été rebaptisé Pneumocystis jirovecii, car il a été reclassé en champignon). La maladie a frappé « cinq hommes jeunes, tous des homosexuels actifs », à Los Angeles. Deux d’entre eux sont décédés : les trois autres mourront peu de temps après.

Cette infection, s’étonnent les médecins, ne survient normalement que chez des personnes très affaiblies sur le plan immunitaire, par exemple des greffés dont on a supprimé les défenses immunitaires pour empêcher le rejet du greffon. Le fait que ces cinq jeunes hommes âgés de vingt-neuf à trente-six ans, jusqu’alors en bonne santé, aient contracté cette pneumonie est donc, écrivent-ils, « unusual », c’est-à-dire inhabituel. La pneumocystose est en effet une maladie rare, tellement rare que, pour obtenir le médicament qui la traite, la pentamidine, les médecins doivent passer commande directement à Atlanta.

Fait à noter, les CDC ont reçu, à peu près à cette époque, soit au début de 1981, un nombre anormalement élevé de demandes pour se procurer ce médicament et aussi pour traiter de jeunes hommes. De quoi piquer la curiosité des personnes chargées de distribuer ledit médicament, ce qui les amène à tirer une première sonnette d’alarme à propos d’un phénomène nouveau d’un point de vue épidémiologique, rappelleront plus tard deux de ces personnes, James Curran et Harold Jaffe.

Autre fait à noter : le premier cas de cette étrange maladie est découvert en France dès le même mois de juin par un infectiologue de l’hôpital Claude-Bernard, à Paris, le Dr Willy Rozenbaum, trente-six ans. Il vient tout juste de lire l’article du MMWR quand il reçoit en consultation un patient qui présente les mêmes symptômes que les cinq Américains. Il a alors l’intuition de faire le rapprochement, puis le bon réflexe de communiquer avec les virologues de l’Institut Pasteur, ce qui lance les chercheurs et les médecins français dans la lutte contre cette maladie.

Cela dit, pourquoi les cinq patients de Los Angeles ont-ils été infectés par le Pneumocystis carinii ? On l’ignore. Dans l’article, on suggère seulement que le cytomégalovirus, qui les a tous touchés au préalable, peut être un complice, voire le coupable de l’affaiblissement de leur système immunitaire ; on sait en effet que les formes aiguës de l’infection par le cytomégalovirus peuvent endommager le système de défense naturelle de l’organisme contre les infections.

Autre question : comment ont-ils été infectés ? Là, on a une piste de réponse. Ces cinq cas, lit-on dans la note éditoriale de 29 lignes jointe à l’article, font penser à « une maladie contractée par contact sexuel ».

Toutefois, on ne lit rien, dans ce qui sera considéré comme un acte de naissance, rien sur… le nouveau-né lui-même ! C’est qu’en fait, à ce moment-là de l’histoire, on n’imagine tout simplement pas qu’il y ait un nouveau-né. On n’imagine pas encore qu’un agent infectieux jusqu’alors inconnu puisse être à l’origine de l’effondrement du système immunitaire des cinq malheureux patients. Bien sûr, quelque mois plus tard, le Dr Gottlieb parlera, dans un article du New England Journal of Medicine, d’une « immunodéficience potentiellement transmissible » et évoquera la possibilité qu’un agent transmis sexuellement en soit la cause. Mais il faudra encore de nombreux mois et beaucoup de cas analogues pour qu’on se rende à l’évidence : oui, il doit bien y avoir quelque chose de nouveau pour expliquer ces étranges cas d’une affection aussi étrange.