Mario PolèseLe Miracle québécois

Ou comment le Québec s’est métamorphosé
en l’espace de deux générations.

Extrait

Arrivé au Canada en 1969, chercheur à Montréal depuis cinquante ans, Mario Polèse a acquis une réputation internationale dans le champ de l’économie urbaine et régionale. En raison de ses origines américaines et européennes, les justes comparaisons entre l’histoire du Québec et celle des États-Unis et de l’Europe lui viennent aisément.

 

Je n’ai pas choisi le mot miracle par hasard. Depuis déjà plusieurs années, je regarde autour de moi avec le sentiment que c’est trop beau pour être vrai. Ça ne peut pas durer; c’est contre nature. Ce qui s’est passé au Québec au cours des deux dernières générations tient du miracle; il n’y a pas d’autre mot pour le qualifier. La citation en exergue de Raoul Blanchard, géographe français et grand observateur du Québec durant les années 1950, nous paraît aujourd’hui venir d’une autre planète. Ce n’est certainement pas de nous, Québécois, qu’il parle. Il doit exagérer. Il se trompe. Comment un peuple peut-il avoir changé à ce point, et dans un espace de temps si court, sans guerre ni révolution violente?

C’est cette transformation, à laquelle j’ai eu le privilège d’assister comme observateur et parfois de participer, que je veux raconter dans cet essai.

Le miracle est d’abord celui de la cohabitation de deux peuples sur un même territoire et dans une même ville, deux peuples à l’origine séparés par la religion et la langue. C’est l’histoire de l’effacement du gouffre social entre ces deux peuples, du renversement d’une relation historique de domination. C’est enfin l’histoire d’une révolution culturelle, d’un peuple qui s’est littéralement métamorphosé – qui a transformé ses institutions, changé ses mœurs et la définition même de la nation – pour compter aujourd’hui parmi les plus libres, les plus prospères et (oui!) les plus heureux de la planète.

La recherche de l’explication de ce « miracle » m’a poussé à entreprendre cet essai, à la fois comme chercheur en sciences sociales et comme citoyen québécois qui s’intéresse à la chose politique. Quelle a donc été la recette québécoise? Je ne prétends pas avoir trouvé la réponse. Cet essai se veut une première tentative d’explication.

Il existe de nombreuses façons de mesurer le bien-être d’un peuple, mais commençons par le bonheur – peut-on imaginer objectif plus désirable? – tout en reconnaissant le caractère subjectif de cette notion. Depuis plusieurs années, le Québec se classe systématiquement en haut de la liste dans les enquêtes internationales sur le bonheur des peuples. Les classements peuvent varier d’une année à une autre, mais les mêmes pays réapparaissent presque toujours parmi les plus « heureux ». Les peuples nordiques figurent en général dans les premiers. Le Canada se classe aussi très bien; le Québec est au-dessus de la moyenne nationale, ce qui ferait des Québécois l’un des peuples les plus heureux de la planète, avec les Danois. Le bonheur danois ne semble pas si mystérieux: il s’agit d’un petit pays homogène, égalitaire, qui n’a jamais vraiment connu de domination par un autre peuple à part durant les quatre années d’occupation allemande dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale. Mais le Québec?

En toute logique, il ne devrait pas être une terre de bonheur. Il suffit de lire ou de regarder les nouvelles pour constater (tristement) que des peuples d’origines différentes – d’ethnies, de langues ou de religions différentes – éprouvent partout de la difficulté à vivre ensemble en paix. Les exemples de conflits ne manquent pas: protestants contre catholiques en Irlande du Nord; russophones contre gens parlant l’ukrainien en Ukraine; Blancs contre Noirs aux États-Unis; Serbes (chrétiens orthodoxes) contre Bosniaques (musulmans) à Sarajevo; sunnites contre chiites en Irak; Juifs contre Arabes en Israël-Palestine. La liste est longue, et on pourrait y ajouter les expulsions et les exodes, sans parler des génocides: Arméniens expulsés (ou pire) de Turquie; Européens (Pieds-Noirs) partis d’Algérie… Manifestement, l’être humain n’aime pas vivre proche de gens qui ne lui ressemblent pas.

La cohabitation pacifique devient encore plus problématique en ville. Permettez-moi de citer une nouvelle fois Blanchard. À l’époque, on parlait encore de « races » pour distinguer les ethnies ou les groupes linguistiques: « […] la rivalité des races qui peuplent la province s’exprime avec force dans l’aspect et la disposition des quartiers de la grande ville. C’est là un des grands attraits de l’étude de Montréal, par ailleurs énorme cité un peu banale de type américain: elle est le théâtre d’un drame de races. »

« Drame de races »: je ne saurais mieux dire, même si le vocabulaire a changé. Si l’histoire devait être notre guide, le Québec – Montréal surtout – aurait dû en toute logique être une terre tiraillée par des conflits entre ethnies et groupes linguistiques plutôt qu’une terre de bonheur. Pourtant, selon un exercice tout récent de classement des grandes villes du monde, Montréal serait la ville la plus heureuse en Amérique du Nord. Ces exercices de classement sont bien entendu contestables et en partie subjectifs, mais ils doivent contenir une certaine dose de vérité. En tous cas, il serait difficile de prétendre que les Québécois ou les Montréalais sont uniformément mécontents de leur condition.

Certes, tout n’est pas rose. Des tensions existent à Montréal: on y trouve des quartiers plus riches, d’autres plus pauvres, d’autres encore regroupant des gens d’une même communauté ethnique. Le Québec d’aujourd’hui n’en est pas moins l’une des sociétés les plus paisibles et les plus stables de la planète par comparaison avec la plupart des sociétés qui abritent des peuples d’origines différentes. Il continue systématiquement à afficher des taux d’homicide figurant parmi les plus bas des pays industrialisés, indice d’une société qui, somme toute, fonctionne raisonnablement bien. Montréal reste une ville sécuritaire, son taux d’homicide étant le moins élevé de ceux des grandes métropoles nordaméricaines. On court six fois plus de risques de se faire tuer à Miami qu’à Montréal, quatre fois plus à Los Angeles et deux fois plus à Boston ou à San Francisco, deux villes américaines pourtant réputées sécuritaires. Certes, il existe à Montréal des quartiers moins sûrs que d’autres, mais, ayant grandi à New York et vécu à Paris, je peux certifier qu’on ne trouve à Montréal rien d’équivalent aux malheureux ghettos (inner-city ghettos) des villes américaines et des cités désolantes (HLM) de la banlieue parisienne.


Préface de Pierre Fortin.