Simon RoyFait par un autre

Mensonges et détournement identitaire
sur fond d’œuvres d’art.

Notre entretien
avec Simon Roy

Tout au long de votre roman, vous jouez avec les facettes du faux-semblant et de l’usurpation d’identité, vous mettant vous-même en scène en doutant constamment de votre propre réalité. Finalement, qui est Simon Roy?

« Je me suis toujours été un autre. » Je pourrais faire mienne cette jolie formule de Romain Gary. Recevez l’information de quelqu’un qui est passé par là : changer de nom peut être associé à une forme de traumatisme. N’est pas anormal pour qui se fait retirer contre son gré son identité de se dire qu’il peut un jour prochain de nouveau tout perdre. Devant ceux et celles que je rencontre désormais, je me présente sous le nom de Simon Roy. Simple initiative personnelle. Au travail, dans la vie courante, depuis quelques années, je suis de plus en plus reconnu comme Roy plutôt que Dupuis. C’est d’ailleurs sous le nom de Simon Roy que j’ai publié mes livres. Mais qu’y a-t-il de vrai en moi? Qui suis-je? « What’s in a name? » demande Juliette à Roméo de son balcon. La question, quoi que j’y fasse, m’obsède depuis des années : qui suis-je? « What’s in a name? » Ce que nous nommons rose sentirait aussi bon avec un autre mot, estime Juliette. Qu’y a-t-il dans un nom? Qu’est-ce au juste qu’un nom? « Si tu n’étais pas Montaigu, tu serais encore toi-même. » Mais est-ce vraiment le cas? Pour des raisons que j’estimerai toujours contestables, on m’a forcé quand j’étais enfant à changer de nom. De Simon Roy, je suis devenu par une sorte de décret Simon Dupuis. L’imposition de cette décision n’avait rien d’une coquetterie artistique. J’avais l’impression de ne jamais être vraiment moi-même, de porter un masque. Je ressentais un décalage entre ce que le vrai Simon Roy aurait fait et ce que le nouveau Simon Dupuis pouvait ou devait faire. Pour d’autres, un tel changement de nom aurait pu donner une permission pour plein de libertés nouvelles, ouvrir le ciel au-dessus de leur tête ; moi, je le voyais plutôt comme une faille dissonante me plongeant dans la fêlure de l’imposture. Comment savoir si toutes les bêtises que j’ai pu faire depuis qu’on m’a obligé à prendre le nom de Simon Dupuis, je les aurais commises malgré tout ou si je n’étais pas animé par un esprit de rébellion ? Dans le domaine de l’inconscient, peut-être que je cherchais à assouvir une vengeance visant à salir mon nouveau patronyme. Tout cela, c’était avant que je souffle de mes grosses joues gonflées sur douze bougies jaunes et noires plantées sur un gâteau en forme de chauve-souris, avant que je quitte mon village natal pour étudier au secondaire à Joliette, où personne n’allait me connaître et trouver absurde que, du jour au lendemain, je ne m’appelle plus Simon Roy. À partir du jour où je me suis fait appeler Simon Dupuis, tout s’est mis à sonner faux. Comme Bruce Wayne, j’ai souvent dû me cacher derrière un masque noir. Un vague sentiment d’imposture s’est curieusement mis à envahir tout l’espace. Du moment où je ne suis plus Simon Roy, suis-je encore moi-même? Qu’est-ce qu’un changement d’identité officiel aura altéré en moi? Pour recourir à une métaphore qui ferait un clin d’œil à mon présent ouvrage qui s’intéresse aux faussaires, il m’arrive de me considérer comme une toile pour laquelle on aurait sollicité un certificat d’authenticité.

Vous investissez les thèmes du vrai et du faux, de la réalité et de la fiction, sans avoir souhaité pour autant restituer la vérité. Ce choix de demeurer à la lisière était-il là depuis le début?

Raconter l’histoire du faussaire Réal Lessard, dont les témoignages auront été, au mieux, discutables, m’a permis de pousser encore plus loin des idées auxquelles j’adhérais depuis mes débuts dans le monde littéraire. On dit d’une vérité qui dépasse cinq lignes qu’elle devient du roman. La littérature, par son processus de mise en forme du chaos ambiant, est fiction, invention, fabrication. Qu’elle procède par allégorie, métaphore ou parabole, la littérature procure un effet de réel et n’a pas de compte à rendre quand elle travestit ce réel. À travers le mensonge perce non pas la vérité, prétentieux mirage, mais plutôt une vérité parmi d’autres. Humble car relative. L’une des tâches du romancier consiste à mettre de l’ordre, trier, classer, modifier pour dégager un sens, rendre cohérent ce qui, sans cette mise en forme, serait décousu et sans intérêt. Et toute mise en forme de la réalité altérera celle-ci, donc la rendra autre. Littéralement. En dépit de toutes ces considérations, dormons tranquille : la question du faux n’est pas exclusive à l’objet d’art, tant s’en faut. Elle s’insinue jusque dans nos comportements ordinaires. Nous ne saisissons pas le réel ; ce serait un leurre de le croire. Nous ne faisons que l’interpréter. Nous l’intégrons, le traduisons, l’assimilons le plus souvent sans même en avoir pleinement conscience. Comme tout texte part d’un point de vue, et que celui-ci est par définition biaisé, l’objectivité pure devient alors illusoire. La même histoire racontée par deux témoins antagonistes prendrait une tout autre tournure, selon la subjectivité propre à chacun. Par exemple, l’Holocauste raconté par un Juif, un Polonais, un Yankee ou un Allemand donnerait à lire des nuances complémentaires sur un même épisode de l’Histoire. Faites-en le test en vous posant cette question grave : et si vos parents avaient été nazis en 1942, en quoi auriez-vous cru? Il n’y aurait donc que des histoires. La vie n’est que littérature et nous vivons dans un monde de doux mensonges. Et cela n’a rien de triste.


 

 Il n’y aurait donc que des histoires. La vie n’est que littérature et nous vivons dans un monde de doux mensonges. Et cela n’a rien de triste

Extrait de l’entretien


 

En matière de personnage rocambolesque, Réal Lessard dépasse de loin plusieurs figures inventées de la littérature. Pour un auteur, ce doit être un véritable terrain de jeu que de reprendre les bases d’une telle pointure. Durant l’écriture, comment vous êtes-vous senti devant un jardin aussi faste?

Effectivement, Réal Lessard est un personnage au destin palpitant, pas tant par les actions qu’il a pu accomplir au cours de sa vie (on ne lui doit au fond que des contrefaçons d’œuvres d’art) que par le fait qu’il a su laisser jusqu’à aujourd’hui des doutes sur l’authenticité de son travail de faussaire. Non seulement Lessard est une sorte de personnage intrigant mais il est lui-même entouré de figures tout aussi fascinantes que la sienne; le faussaire Elmyr de Hory, le négociant Fernand Legros ou l’escroc Clifford Irving auraient pu à eux seuls devenir l’objet de romans captivants. Mes recherches (lectures et documentaires) portant sur ces quatre personnages m’ont en effet permis de découvrir un univers des plus déroutants. Leur jeu entre la vérité et la fiction m’a évidemment permis une certaine licence comme auteur. Étant donné que la vie rapportée de Lessard est truffée de contradictions, je me suis octroyé le droit, comme lui l’a fait en tant que faussaire, de lui inventer à certains égards une vie fictive. Et comme le prétendait le faussaire Clifford Irving à propos de sa fausse autobiographie du milliardaire Howard Hughes, la fausse existence qu’il a forgée vaut bien la vraie sur le plan de la cohérence. Dans mon esprit (tout comme dans celui d’Irving à propos de son ouvrage sur le richissime homme d’affaires), cette biographie est à la base un roman, une vie imaginée, racontée en dialogues et par un narrateur. Je me serai autorisé la liberté de jouer avec les détails pour lui donner l’illusion de la réalité.

 

On attribue cette phrase à l’écrivain Mark Twain : « La vérité est plus éloignée de nous que la fiction. » Que pensez-vous de cette affirmation?

Je pense que cette affirmation est un peu exagérée dans la plupart des cas. Mais je comprends ce qu’il veut dire et le rejoins à certains égards. L’art peut avoir un pouvoir de transmutation réelle. Dans mes deux premiers romans, mes affabulations m’auront permis de tolérer des réalités auxquelles je n’étais pas du tout préparé. Romancer l’horreur pour combler un vide insupportable. Il arrive qu’un roman serve de tampon entre des réalités insoutenables et l’imagination qui les refaçonne. Curieusement, à travers le tamis de la fiction, je crois avoir atteint un degré de sincérité plus lumineux, qu’aurait peut-être délayé une relation trop linéaire des faits et circonstances. Où s’arrête la part véridique dans cet ouvrage ? Où commence la part inventée ? Je crois que l’une et l’autre se confondent dans l’art, terreau où germent les vérités du monde. En ce qui me concerne, c’est souvent la littérature qui aura eu le dernier mot. Il m’arrive de penser que tout écrivain – j’inclus les auteurs qui donnent dans l’autofiction – sont, jusqu’à un certain point, menteurs. À tout le moins trafiquent-ils la vérité. Je n’irais pas jusqu’à affirmer que ce que l’écrivain raconte est mensonger. Je vois les choses sous un autre angle : la fiction permet de jouer avec la vérité. En mentant, en jouant avec un certain degré d’imposture, cela permet à l’auteur de se dé-voiler. Notre vie peut être d’une banalité trompeuse ; par le biais de la littérature, on parvient le plus souvent à toucher une forme de vérité que l’on n’oserait pas aborder de manière franche car trop intime.


 

Le concept de signature est plutôt récent dans l’histoire de l’art. Comme s’il y avait eu au fil du temps un glissement de l’humilité empreinte de contrition vers la vanité la plus ridicule. Fantasme d’immortalité? Besoin de s’inscrire dans la durée? On s’échine dorénavant à laisser sa trace.

Extrait du livre