Extrait
Les chroniques rassemblées dans ce livre, choisies parmi les centaines que Christian Rioux a publiées dans le journal Le Devoir entre 2006 et 2021, retracent l’évolution de notre société. Imperceptible d’abord, puis de plus en plus radicale à mesure qu’elle s’étend dans toutes les sphères de la vie sociale, cette évolution exige, selon l’auteur, le rejet des « vieilles » valeurs héritées de la culture occidentale moderne, accusée de tous les crimes par les militants d’un nouvel ordre idéologique.
S’il faut en croire la publicité et les discours officiels, nous serions en train de vivre une époque de liberté sans pareille. Et pourtant, il m’arrive de penser le contraire. La semaine dernière, je suis tombé sur un vieux classique du cinéma, La Guerre des boutons. C’est le film dont s’inspira André Melançon pour réaliser sa célèbre Guerre des tuques.
Il ne m’a fallu que quelques secondes pour me laisser happer par les aventures du Petit Gibus et de ses camarades adaptées du très impertinent roman du même nom écrit par Louis Pergaud au début du XXe siècle. Ce qui frappe dans le film, comme dans le livre, ce n’est pas tant les images en noir et blanc, les culottes courtes des gamins ou ces personnages d’un autre âge. C’est l’extrême liberté de ton et de parole. Une liberté difficile à imaginer en ces temps où la rectitude politique nous confisque parfois jusqu’au droit de penser.
Nul doute que ce film, où les gamins de Longeverne administrent des torgnoles à leurs voisins du village de Velrans, ne pourrait plus être produit aujourd’hui et montré dans les écoles. Ces petits sauvageons ne passent-ils pas leur temps à se menacer à la pointe du couteau et à se traiter de « couille molle » et de « peigne-cul » ? Ils prennent même une cuite dans une ambiance de joyeuse rigolade. Pensez à la syncope que feraient nos curés laïques en cette époque où la moindre remarque un peu salée vaut à son auteur une exécution médiatique.
Dans un roman récent, l’enseignant Bertrand Rothé s’est amusé à imaginer ce qu’il adviendrait en 2009 du Petit Gibus et du Grand Lebrac. Avant d’écrire une version moderne de La Guerre des boutons (Lebrac, trois mois de prison, Seuil), il a demandé à des magistrats et des policiers de relire le classique de son enfance. Tous ont dû se rendre à l’évidence : aujourd’hui, les héros de La Guerre des boutons se retrouveraient probablement devant un juge. Pour avoir chatouillé les fesses de son camarade avec un bâton et « roustissé » ses doigts de pied, on accuserait Lebrac d’être un « chef de bande armée » et il serait passible d’un an et demi de prison. On regrette presque la raclée paternelle.
Les incartades de ces gamins de milieux populaires relevaient autrefois de la vie privée. Mais, depuis que le privé est devenu politique, la justice et les travailleurs sociaux se sont emparés d’une partie du pouvoir des parents, des directeurs d’école et des simples citoyens. C’est parfois pour le mieux, comme dans le cas des femmes battues. Mais c’est aussi pour le pire. Rappelons-nous cette surveillante d’une école primaire traînée devant la Commission des droits de la personne pour avoir osé demander à un jeune Philippin qui faisait le clown si l’on se comportait ainsi dans son pays.
C’est peut-être la faute à Voltaire et à Rabelais, mais la France semble plus rétive au vocabulaire de la rectitude politique. Certes, l’invasion du puritanisme anglo-protestant y fait aussi des ravages, mais ses représentants politiques ont conservé une liberté de ton qui fait souvent plaisir à entendre et qui devrait nous inspirer.
Livre publié dans la collection « Papiers collés ».