Jonathan LivernoisEntre deux feux

Comment les hommes politiques du Québec percevaient-ils la littérature? Et comment l’utilisaient-ils à leur avantage?

Notre entretien
avec Jonathan Livernois

 

Votre ouvrage démontre que la littérature est une voie royale vers la politique au Québec mais qu’elle constitue, du même souffle, un handicap. Revenons tout d’abord au début du parlementarisme après la Conquête. Vous constatez que l’écrit fait partie du bagage de l’homme politique britannique et que c’est tout naturellement qu’il entre dans celui de l’homme politique canadien. Plusieurs députés sont également journalistes, éditeurs, imprimeurs, auteurs. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette période ?

Avec la Conquête de 1760 et la cession de la Nouvelle-France à la Grande-Bretagne, les débats se sont multipliés dans la colonie. Dans la tradition britannique, les hommes politiques avaient souvent recours à l’écrit, que ce soit des chansons, des poèmes, des placards, des feuillets ou des pamphlets, pour se mettre en valeur ou terrasser un adversaire. Nul doute que les hommes politiques du Canada ont suivi cette voie. En outre, à partir de 1792, les parlementaires canadiens, dans une perspective non étrangère à celle des Lumières, ont cherché à transmettre des connaissances sur le parlementarisme, à instruire le plus grand nombre sur cette nouvelle réalité. Je tiens le pari que c’est dans cette « littérature » pédagogique que naît, en quelque sorte, la littérature québécoise.

Votre ouvrage met en exergue certains premiers ministres et leur rapport à la littérature. Plusieurs lecteurs seront étonnés d’apprendre que les hommes politiques entretenaient une relation très étroite avec celle-ci au XIXe siècle. En quoi, par exemple, la figure de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, premier premier ministre de la province de Québec (1867-1873), est-elle représentative de cet état de fait ?

Pierre-Joseph-Olivier Chauveau est à la fois avocat, écrivain et homme politique. Au XIXe siècle, le parcours des Canadiens français est souvent le même : après le collège et pendant leurs années de formation professionnelle (la cléricature pour le droit), les jeunes gens ont de nombreuses ambitions, comme la volonté de devenir écrivain mais aussi d’incarner, à certains égards, cette figure d’homme de lettres doublé du statut d’homme d’État. Chauveau représente bien cette figure. Comme député, sensible aux enjeux de l’exode des Canadiens vers les États-Unis, il produit des rapports gouvernementaux qui ont des répercussions dans ses romans et vice versa. Une fois premier ministre, il fait embaucher des écrivains pour former la très embryonnaire fonction publique de la province de Québec. Par son travail de valorisation des archives de la Nouvelle-France, mais également par sa magnifique collection de livres rares qui viendra garnir, à son décès, les rayons de la bibliothèque de la Législature, Chauveau a conscience de ce qu’il laisse comme héritage, culturellement et politiquement, au Québec.

Vous dégagez, tout au long de votre ouvrage, le portrait d’un certain type d’homme politique qui domine pendant quelque cent cinquante ans. Pouvez-vous nous dire quelques mots quels sont vos principaux constats ?

À cause, sans doute, de l’enseignement dans les collèges classiques de la province, l’homme politique du XIXe siècle et du début du XXe siècle a eu des ambitions littéraires dans sa jeunesse. Il a souvent fait du journalisme, aussi. Ces deux aspects l’ont marqué durablement. Longtemps tenu à l’écart du champ économique, il se rabat sur son capital culturel, ses références petites-bourgeoises, sur les codes de la rhétorique, qui lui assurent une reconnaissance de ses pairs et le respect de ses commettants. Mais, à partir du moment où le développement des canaux puis des chemins de fer prend de l’ampleur (vers 1850-1860), de nouveaux comportements émergent chez les hommes politiques, souvent membres de conseils d’administration, donc participant à cette danse capitaliste où l’enrichissement est réel. Le capital culturel aura-t-il désormais la même valeur pour eux ? La représentation de soi en lettré sera-t-elle aussi « payante » (sur le plan politique) qu’avant ? Elle se maintiendra chez plusieurs hommes politiques (comme le premier ministre Honoré Mercier), mais elle finira par s’étioler dans les premières années du XXe siècle. Le dernier premier ministre écrivain, Félix-Gabriel Marchand, meurt en 1900. Sa figure avait déjà quelque chose d’anachronique.


 

Par son travail de valorisation des archives de la Nouvelle-France, mais également par sa magnifique collection de livres rares qui viendra garnir, à son décès, les rayons de la bibliothèque de la Législature, Chauveau a conscience de ce qu’il laisse comme héritage, culturellement et politiquement, au Québec.

Extrait de l’entretien


 

Vous terminez votre ouvrage en 1936, car vous remarquez une rupture après la figure pivot d’Athanase David. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’année 1936 est un terminus ad quem à plusieurs égards. Certes, c’est la fin du règne du Parti libéral, au pouvoir depuis trente-neuf ans, mais c’est aussi l’aboutissement d’un long processus amorcé dès le début du XXe siècle. En effet, jusque-là, citer Cicéron ou Racine en chambre donnait du prestige aux élus. Mais, avec le développement et l’exploitation privée des ressources naturelles, les hommes politiques sont devenus davantage des hommes d’affaires. Même Athanase David, secrétaire de la province (et donc responsable des affaires culturelles), qui a toutes les qualités d’un écrivain, écrit des ouvrages qui sont d’abord et avant tout dictés par la politique. Aussi, le capital culturel est de moins en moins important au fur et à mesure que l’homme politique en général se professionnalise. Avec la crise économique de 1929, les nouveaux hommes politiques (comme Camillien Houde et Maurice Duplessis) parlent franchement, n’ont pas le temps de lire des romans et doivent soulager la misère de leurs commettants – c’est du moins ce qu’ils disent. Voilà qui change singulièrement la donne.

De nos jours, plusieurs hommes et femmes politiques ont écrit avant, pendant ou après leur entrée au Parlement, partagent leurs lectures sur les réseaux sociaux ou participent à des événements littéraires. Quelle est, à votre avis, la relation qu’ils et elles entretiennent avec la littérature ?

La publication d’un ouvrage continue en effet, encore aujourd’hui, de représenter un certain bénéfice politique pour les hommes et les femmes politiques. Nous sommes désormais loin de la littérature. Ce n’est pas un hasard si Denis Coderre a publié en 2021 un ouvrage sur sa vision de Montréal pour mieux lancer sa longue campagne électorale au poste de maire. Aussi, l’habitude que l’actuel premier ministre du Québec, François Legault, a prise depuis le début de son mandat de rendre compte de ses lectures sur les réseaux sociaux lui donne un certain capital culturel qui peut se transformer en capital politique. En effet, dans le cas de ce premier ministre, le livre devient souvent, mais pas toujours, un objet de mise en valeur de son nationalisme. Se donner à voir en lecteur de romans ou d’essais québécois est un geste ancien avec lequel François Legault a renoué, pour le plus grand plaisir d’ailleurs de l’auteur de ces lignes, qui pourra ajouter de nouveaux chapitres à son prochain ouvrage…


 

Je propose de faire ici une histoire des représentations et des usages des lettres en politique, de saisir ce qui rattache les élus, ceux qui exercent le pouvoir et le contre-pouvoir au sein des institutions parlementaires depuis le XVIIIe siècle, aux institutions et à la vie littéraires québécoises.

Extrait du livre