Robert LalondePas un jour sans un train

Hommage poétique au fer et à la plume.

Extrait

Dans ces récits, dont il a lu des pages tout au long de l’été à l’émission Bien entendu à la radio de Radio-Canada, Robert Lalonde évoque la place souvent centrale qu’occupe le chemin de fer dans la vie et l’œuvre de ses auteurs de prédilection, de Rimbaud à Gabrielle Roy, de Proust à James Baldwin, de Jack Kerouac à Simone de Beauvoir, de Peter Handke à Herman Melville.

 

Oh, être cachée, submergée, seule!

Virginia Woolf

Je voyage avec elles, avec eux. Je lis, j’écris, donc je voyage. Ce matin, je suis en compagnie de Virginia dans le train qui vient tout juste de quitter Londres pour Rodmell et Monk’s House, la maison de campagne de l’écrivaine. Il pleut. Ginia tente de se remettre d’une crise d’épuisement qui l’a dévastée. Je me penche sur son épaule pour tâcher de déchiffrer les griffures d’un bleu très pâle sur le papier gris de son carnet. Virginia écrit pour ne pas être lue. Elle poursuit depuis son adolescence la narration de ce qu’elle appelle sa « présence au monde en catimini ». Elle rédige pour elle seule ce facétieux palimpseste-compte-rendu, son journal d’artiste-femme, d’auteur-auteure, d’amoureuse avide et craintive de la vie immédiate, pour elle la seule qui devrait compter.

Vaille que vaille, je lis: Comme c’est bizarre, la liberté… Ce qui compte c’est se libérer soi-même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves… Croître et changer en restant moi-même, est-ce possible…? C’est terrible d’avoir, comme moi, le don de ressentir avec une telle intensité… Oh, la vieille sensation du moulin qui tourne, tourne dans ma tête sans raison…

La banlieue grise de Londres cède la place au vert absinthe des feuillages de mai, aux maisonnettes encerclées de jacinthes et de jonquilles, aux minuscules jardins ceints de jolies clôtures blanches. C’est le printemps dans les champs, les rivières sont hautes, les oiseaux sont à toute vitesse occupés à la besogne de bâtir leurs nids. Pourquoi donc ma tête ne se réjouit-elle jamais complètement…? J’ai pourtant bien conscience de la chanson du monde réel. J’aime briller en société et courir de droite à gauche et quand je m’éveille le matin je me répète: lutte, lutte…! Mais ce terrible bruit de roues dans ma tête…!

Comme si elle devinait soudain l’espion malavisé que je suis, Ginia referme prestement son cahier, se cale profondément dans son fauteuil, soupire et oublie, m’oublie, oublie les mots, oublie les roues qui tournent dans sa cervelle. Elle articule à voix blanche:

— Bon train, vrai train, regarde-moi qui change tout en restant la même…

Puis elle éclate de son rire pointu – Leonard le qualifie de hennissement muselé –, la main ouverte en éventail sur son menton, qu’elle juge atrocement disgracieux.

Je la laisse tranquille et gagne la plate-forme pour admirer la campagne anglaise sous le soleil. J’aime et je comprends Ginia qui a, comme moi, un cœur simple et une tête compliquée.

Je suis un seau et non pas une fontaine… Je suis en même temps le lapin qui traverse imprudemment le champ de tir et les carabines de mes amis qui font pan! pan!…