Extrait
André Major a beaucoup contribué au développement de la littérature québécoise depuis le début des années 1960. Après s’être identifié à des groupes comme celui de Parti pris, revue dont il a été membre fondateur, il s’est rapproché d’écrivains qui appartiennent à des cercles différents, voire antagonistes. Passant outre aux divisions idéologiques, il a fréquenté des intellectuels de tous les milieux et de toutes les générations et collaboré à presque toutes les revues culturelles importantes de l’époque.
François Dumont : Pour en revenir à votre engagement, on a l’impression que c’est toujours le nationalisme qui englobe le politique, que le socialisme tout seul, en dehors du nationalisme, n’a pas vraiment de pertinence. Est-ce que je me trompe?
Non, parce que pour moi ce sont deux valeurs qui se conjuguent naturellement, compte tenu de notre histoire, et je n’ai pas été porté à aller rejoindre les groupes de gauche qui faisaient la fine bouche devant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un principe pourtant reconnu par le camarade Lénine. Leur discours, trop doctrinaire à mon goût, je le connaissais par cœur. Les forts en gueule, en général, on ne peut pas discuter avec eux. Même d’un tribun comme Michel Chartrand je ne supportais pas longtemps les diatribes, qui me rappelaient les sermons enflammés que nous servaient les prédicateurs durant nos retraites fermées. C’est de Pierre Vadeboncoeur que je me sentais le plus proche idéologiquement. Jamais son nationalisme ne l’a amené à renier son engagement socialiste, même s’il n’a pas ménagé ses reproches à un certain sectarisme de gauche. Le problème du socialisme québécois est d’être trop souvent déconnecté de certaines réalités et de ne pas tenir suffisamment compte du facteur culturel et linguistique, pourtant crucial.
François Dumont : D’où, pour vous, la connexion avec le nationalisme.
Oui, parce que le vecteur nationaliste est quelque chose de vital, qui touche à la culture et à l’histoire. Il aurait fallu que le discours socialiste s’incarne davantage au lieu de s’enferrer dans des disputes doctrinales qui le caricaturaient. C’est d’ailleurs ce qui a mené la revue Parti pris à sa perte. Pour que le socialisme passe la rampe, il lui aurait fallu un porte-parole crédible de la trempe de René Lévesque. Mais comme il dirigeait une coalition de diverses tendances, Lévesque ne pouvait pas aller jusqu’à remettre en question le système capitaliste. Il pouvait tout au plus représenter un libéralisme progressiste, qu’on prenait pour de la social-démocratie. Ici comme aux États-Unis, l’étiquette «socialiste», ça peinturait quelqu’un en rouge sang. Se dire socialiste, c’était faire partie d’une minorité trouble-fête, et sur le plan électoral, ça revenait à s’aliéner une majorité d’électeurs et, donc, à demeurer pour toujours dans l’opposition. C’est encore le cas aujourd’hui pour Québec solidaire.
Michel Biron : Mais durant les années 1980, on a beaucoup dit que la démotivation des intellectuels nationalistes était générale, comme s’ils avaient perdu le goût du combat. Or, quand on vous entend, quand on vous lit, on n’a pas l’impression que c’était si tragique ou que la mélancolie était devenue tout à coup insupportable, parce que le projet auquel vous aviez adhéré ne s’était pas réalisé. J’aimerais que vous nous parliez un peu de cette espèce de démotivation. Dans un de vos carnets, L’Œil du hibou, vous dites que vous appartenez à la «race des vaincus». Mais dans ce carnet-là, qui se passe en 2001-2003, ce n’est pas forcément négatif comme expression.
Cette expression m’avait sans doute été inspirée par le climat politique du début du siècle. C’était peut-être le constat objectif d’une mauvaise passe pour le Québec. À Ottawa, le gouvernement Chrétien avait adopté la loi sur la clarté référendaire concoctée par Stéphane Dion, tandis qu’à Québec Bouchard remettait un nouveau référendum à plus tard, quand «les conditions gagnantes» seraient réunies. Et on sabrait allègrement le budget de la Santé, sans oublier le contrecoup du référendum de 1995. Mais je ne me souviens pas si cette remarque témoignait d’une résignation ou d’une révolte. Peut-être un peu des deux.
Le problème du socialisme québécois est d’être trop souvent déconnecté de certaines réalités et de ne pas tenir suffisamment compte du facteur culturel et linguistique, pourtant crucial.
Extrait du livre
Michel Biron : En tout cas, pour un lecteur d’aujourd’hui, c’est difficile de comprendre comment ça peut ne pas être négatif, et comment au fond vous avez pu vivre ça autrement que comme du désenchantement.
Il y avait peut-être là un désenchantement difficile à reconnaître. Peut-être qu’en parlant d’une race de vaincus, je voulais dire que les Québécois étaient prêts à accepter leur destin de vaincus à perpétuité et qu’ils projetaient, plus ou moins consciemment, cette résignation-là dans leur démarche et jusque dans leurs choix personnels. Le fait qu’on ait si peu réagi à la loi sur la clarté référendaire en disait long sur le climat de ces années de grande morosité. Ce qui a été pour Bouchard la preuve que le ressort était coincé. Déjà, à la fin de 1999, Vadeboncoeur écrivait à Hélène Pelletier-Baillargeon que notre peuple n’a pas la volonté de réaliser ses rêves ni la force morale de courir le risque que son niveau de vie baisse un tant soit peu. Ce manque de détermination, on en a hérité d’une génération à l’autre. Malgré les progrès qu’on a pu réaliser à certains moments, l’héritage de l’échec est plus lourd que la confiance en nous qu’on peut avoir en tant que peuple. D’un référendum à l’autre, on a voulu croire qu’on surmonterait la peur des conséquences d’un Oui à l’indépendance. Après 1995, il y a eu un véritable affaissement moral, une profonde fatigue, et pas seulement culturelle. C’est comme si on ne croyait plus à la possibilité d’influer sur le cours de notre histoire. L’idée qu’aller jusqu’à la souveraineté mènerait forcément à un autre échec a fait son chemin, et c’est une sorte de fatalité aux yeux des Québécois, qui finissent par croire qu’on peut se tirer d’affaire, même si on est né pour un petit destin.
François Dumont : En l’intériorisant.
Oui, en intériorisant le sentiment des défaites passées et d’une défaite appréhendée. On a beau se voir comme un peuple doté d’une culture propre, qui vaut même mieux que de grandes cultures, on a besoin d’être encadré, comme si l’appartenance au Canada nous permettait de mieux passer à travers les difficultés économiques et autres. État d’esprit que la pandémie n’a fait que raviver. Comme c’était le cas en 1980, puis en 1995, alors que beaucoup de Québécois avaient l’impression que voter Oui, c’était risquer de perdre au change, de perdre leur police d’assurance.
François Dumont : Et, d’une certaine manière, leur identité.
Oui, on ne pourrait plus jouer sur deux tableaux. On devrait assumer notre avenir collectif, sans attribuer nos problèmes au gouvernement fédéral.
Livre publié dans la collection « Trajectoires ».