Serge BouchardLe Moineau domestique

La naissance d’une voix et d’un style à nuls autres pareils.

Extrait

Paru à l’origine en 1991, Le Moineau domestique est le premier livre qui a fait entendre la voix unique de l’écrivain Serge Bouchard. Il y inventait, en quelque sorte, le genre et la formule du « lieu commun », qu’il allait explorer ensuite, avec le succès que l’on sait, en compagnie de son ami Bernard Arcand.

 

Le téléphone

Je songe aux appareils maudits, tapis dans l’ombre de l’utilité. J’assois le téléphone au banc de ces prévenus-là. Entre l’instant où résonne son ineffable boulou-boulou, ce signal sous-marin qui nous surprend et nous oblige à dire allô, et celui où le mystère s’éclaircit au travers d’une voix qui s’explique, il y a ce gouffre de l’incertitude qui habite tant la vie moderne. N’être sûr de rien, c’est l’affre du contemporain.

D’un coup, il vous ruine des vies, c’est un buzz qui dénonce, c’est un dring qui trahit. Depuis l’universelle installation, nous sommes l’objet du raffiné supplice, nous sommes tous occupés et nous allons de message en message, l’oreille malade, le cou tordu, la voix brisée. Il y a l’appel que l’on oublie de retourner, il y a celui qu’on ne cesse d’attendre. Laissez tomber tous vos discours, demain je vous téléphonerai.

L’épouvantable perte concerne l’écriture. Le téléphone a ravagé les univers épistoliers et plus personne n’a l’idée de s’écrire. Communiquer ses états d’âme, raconter quelques conjonctures, annoncer des morts, décrire les naissances, parler de ses voyages, des mœurs, de la coutume de son entourage, vanter ou maudire le pays traversé, avouer ses penchants, déclarer son amour, confesser son ennui, tout cela désormais tient dans des trois minutes à rabais. Finies ces lettres longues et jaunies qui ont traversé le monde pour enfin tomber sur une table de nuit et qui seront cent fois lues par un cœur concerné. La lettre communique l’épaisseur en l’étalant sur la longueur et elle charrie tant d’atmosphères qu’elle rejoint le cœur en enfer.

À l’opposé, l’épanchement téléphonique traîne un je-ne-sais-quoi d’avorté qui le rend très petit. Le téléphone est fait pour déranger, il menace plus qu’il ne dépanne. La mort ne viendra pas vous chercher comme un voleur, la mort va d’abord vous téléphoner. Comme la technique est sans limite et comme l’humain n’a peur de rien, voilà que le téléphone est devenu cellulaire. La maladie superficielle devient dérèglement fondamental. Tout nous relie les uns aux autres, la ligne est presque ombilicale et nous sommes seuls dans notre chambre comme dans une chambre d’hôpital.


 

Mais cette voix à l’autre bout du fil ne peut rien faire pour nous car elle ne fera jamais que confirmer une implacable absence. Si tu me téléphones, c’est que tu n’es pas là.

Extrait du texte


 

Et nous multiplions les appels ; entre l’érotisme et la routine, entre les affaires et l’insolence, nous appelons toujours à l’aide, nous avons besoin de secours. Mais cette voix à l’autre bout du fil ne peut rien faire pour nous car elle ne fera jamais que confirmer une implacable absence. Si tu me téléphones, c’est que tu n’es pas là.

Le téléphone est un bruit, cela commence par une sonnerie et la parole, très ample par ailleurs, devient ici vague friture, conversation d’usage, placotage anodin. Le téléphone qui sonne est une des terreurs de la nuit. Le téléphone qui ne sonne pas est une horreur aussi. Le piège est totalement refermé sur nos pauvres esprits emmurés. Nous pouvons descendre très bas, aller encore plus loin, nous enfermer à triple tour dans le sous-sol d’une petite tour, quelqu’un se chargera de nous rejoindre, quelqu’un, de la Ligue de la prévention internationale des désespoirs profonds, réussira à nous parler, à s’enquérir une autre fois : alors monsieur, comment ça va ?

Le téléphone est une loto, les numéros sont toujours faux. Et je répète des messages enregistrés, je cherche dans le gros annuaire une quelconque vérité. Devenir un indicatif régional, retenir tous les numéros, avoir une âme interurbaine et puis parler sans arrêter à d’autres pauvres abonnés, serait-ce l’art de s’occuper ?

J’ai une belle voix au téléphone, me dit-on assez souvent. Vous m’en voyez fort aise. C’est une voix pourtant qui accumule les contes et qui s’attend, nerveuse, à devoir un beau jour tout d’un coup les payer.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».