Gilles ArchambaultIl se fait tard

Le regard tantôt espiègle, tantôt mélancolique d’un écrivain sur sa lointaine vie et sur l’absurdité de la vieillesse.

 

Extrait

Mémorialiste attentif, subtil, Gilles Archambault retrace sa carrière d’écrivain qu’il embrasse ici du regard, rappelant ses débuts, ses modèles, ses compagnons de route. La sensibilité qui s’y exprime nous rappelle toutefois à chaque page que cet écrivain n’a jamais cessé d’être également un homme, un amoureux, un père.

Quand j’étais enfant, rien ne me plaisait autant que d’aller chez mes grands-parents du côté maternel. C’était avant tout un univers féminin. Mes tantes travaillaient en usine. Homme de santé fragile, mon grand-père était sacristain et gagnait un salaire dérisoire. J’ai appris plus tard que les filles estimaient entre elles qu’il aurait dû modérer ses désirs. Qu’en pensait ma grand-mère? Je ne l’ai jamais su. Je me souviens d’une femme prématurément usée, dont je ne savais pas encore qu’à peine sortie de l’enfance elle avait travaillé dans une filature. De toute sa vie, elle n’avait connu que la pauvreté. Façon de parler, évidemment. Comme tout être humain, elle avait dû être amoureuse, peut-être avait-elle souhaité donner la vie, connaître une certaine sérénité. Enfant, je ne me posais aucune de ces questions. Je songe parfois à la chaleur de sa voix. Elle m’appelait amoureusement son « p’tit chien ». Je ne savais pas alors que l’avenir me réservait au fond bien peu de douceurs de ce genre. Ma grand-mère me protégeait. Je me souviens d’une fois où elle avait pris ma défense devant mon père, qui me menaçait d’une punition idiote. Il m’intimait l’ordre de m’agenouiller devant mes oncles et mes tantes pour je ne sais quelle bêtise que j’avais commise. J’avais dû lui tenir tête. Bien sûr, je pleurais. Mon père avait cédé, certainement pas de gaieté de cœur. Je ne pouvais savoir alors que j’avais, moi, le premier de ses petits-enfants, risqué de ne pas naître, ma mère, célibataire, ayant tenté plusieurs fois, et avec raison, d’arrêter sa grossesse. Je ne devais l’apprendre qu’une cinquantaine d’années plus tard. Pour l’heure, j’étais aimé.

J’ai déjà raconté ailleurs que lorsque ma grand-mère me donnait sa liste d’articles à rapporter de l’épicerie, je ne la tendais jamais au commis, car j’avais honte des fautes d’orthographe qu’elle contenait. Je me souviens qu’elle écrivait « pataques », que les carottes perdaient un t et qu’il manquait un e à la pinte de lait. Je tirais un peu trop de fierté du fait que j’étais premier de classe. À ma façon, peut-être comique, j’étais un petit imbécile.

Mes tantes étaient fort prévenantes. Il n’était pas rare qu’elles me fassent cadeau d’un jouet, un soldat de plomb ou une auto miniature. Les jours de paye, même si elles rapportaient à la maison des salaires plus que modestes, elles étaient étonnamment généreuses. Dans ce milieu, j’étais, à la façon de ce temps, une sorte d’enfant-roi. Il y régnait une atmosphère de liberté qui n’existait pas à la maison.

Puis, je suis devenu adolescent, mes tantes ont pris mari, mon grand-père est décédé. Est-ce que cela explique tout? Lorsque ma grand-mère l’a suivi dans la mort, je n’étais déjà plus un visiteur assidu dans une maison qui avait tant signifié pour moi. Bergougnioux évoque l’attrait du monde des livres pour expliquer son détachement. Ce serait tricher que d’avancer qu’il en était de même pour moi. Les livres sont venus, mais je m’étais déjà désintéressé d’un univers que j’avais tant chéri, il y avait peu. J’avais en quelque sorte commencé à me retrancher du monde. Celui qui deviendrait un lecteur acharné était alors un jeune ermite. Étais-je malheureux comme je le croyais? Je ne sais pas.