Jean BernierLe public et le privé

Dans leur double biographie du couple Joséphine Marchand / Raoul Dandurand, Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean nous disent que cette femme et cet homme ont « transcendé la frontière entre le public et le privé ». S’ils poursuivaient chacun leur carrière – elle d’autrice dramatique, de journaliste et de première directrice de revue féminine, lui d’homme d’affaires, de sénateur et de diplomate –, ils étaient aussi activement engagés dans la carrière de l’autre. Les deux biographes ne craignent pas d’affirmer que Joséphine fut autant diplomate que Raoul féministe. Le rôle qu’a joué Raoul dans les organisations féministes et suffragistes fondées ou animées par sa femme était déjà documenté, mais Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean montrent bien que ce dernier n’aurait jamais réussi dans sa triple carrière, non seulement sans l’appui et les conseils de Joséphine, mais également sans l’action concrète de celle-ci, qui pouvait compter sur le puissant réseau qu’elle s’était tissé aussi bien à Ottawa qu’en Europe.

Et c’est notamment en dépouillant le journal intime de Joséphine, écrit à caractère privé s’il en est, qu’elles sont arrivées à tracer le portrait de leur vie à deux. Encore a-t-il fallu déchiffrer de nombreuses phrases rayées, car une main inconnue – celle de Raoul? D’un héritier « bien intentionné »? – a caviardé le journal. Le privé se révèle rarement tout seul, il faut souvent le forcer.

Cela dit, écrire une biographie, n’est-ce pas nécessairement, de toute façon, transcender la frontière entre le public et le privé, ou plutôt la franchir sans vergogne? Une biographie ne peut être seulement une suite de dates, d’événements. Elle est obligatoirement le portrait d’un être vivant, ou dans ce cas-ci d’un couple, dans toutes ses dimensions, y compris celle de l’intimité. Elle se fonde sur des documents, sans doute, mais elle s’aventure néanmoins dans des territoires auxquels les modèles ne nous auraient jamais donné accès de leur vivant.

Pauvres biographiés ! On demande tant de choses aux auteurs. Non seulement de nous donner ces œuvres qui nous sont essentielles comme l’air que nous respirons, mais aussi, au-delà de la mort, de nous laisser fouler leur jardin secret.

Certains écrivains, plus soucieux que d’autres de la postérité ou plus prévoyants devant une réalité qu’ils savent inévitable, préfèrent choisir leur biographe, comme Gabrielle Roy l’a fait avec François Ricard. Anne Hébert, pour sa part, n’a pas choisi, mais elle a trouvé une biographe irréprochable en Marie-Andrée Lamontagne. Cependant, malgré tout le respect et l’érudition qu’ont déployés ces biographes, on ne peut s’empêcher de penser que les deux femmes auraient pris ombrage devant certaines révélations.

Mais sans les biographies, sans la transgression de la frontière entre le public et le privé qui seule leur permet d’exister, comme nous serions appauvris! Comme il est important, pour tous ceux qui aiment leurs œuvres, de savoir quels efforts Gabrielle Roy a déployés pour gagner la liberté essentielle à la création, toute la distance qu’Anne Hébert a dû mettre entre elle et un père aimé pour arriver à accoucher de l’œuvre qu’elle portait. Et, pour toutes les deux, le labeur quotidien accompli dans la solitude.

Et que dire des écrits autobiographiques qui n’étaient pas destinés à la publication, mais qui finissent par se retrouver entre les mains des lecteurs? Je songe ici à la correspondance entre Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau, qui formaient un couple plus près de nous dans le temps, mais qui nous paraît infiniment plus éloigné sur le plan de la vie intime. Joséphine Marchand se demandait comment s’engager dans une relation amoureuse et dans le mariage, comment être mère, sans renoncer à sa liberté et à sa carrière. Marcelle Gauvreau, de son côté, a fait de l’amour le point de départ d’un exigeant exercice spirituel qui l’a amenée à partager avec un homme de brûlants secrets, qui, s’ils avaient été trahis, auraient causé leur ruine, celle de leur carrière, de leur image publique, entreprise où elle avait sans doute beaucoup plus à perdre que lui. Le livre qui en a résulté, ces Lettres au frère Marie-Victorin, est un des plus beaux, dans son humanité, dans sa quête d’absolu, qu’il m’ait été donné de voir publier au Boréal depuis mon arrivée, il y a trente ans.

Il n’en reste pas moins que la question est légitime : avons-nous le droit d’écrire la vie de quelqu’un d’autre? Avons-nous le droit de rendre public ce qui était manifestement de l’ordre du privé? À mes yeux, cela ne fait aucun doute, mais à certaines conditions. Il faut que le temps ait passé, que la mort ait fait son œuvre, et que la recherche et la présentation des sources soient d’une rigueur irréprochable.

À moins que, comme Simon Roy dans Fait par un autre, on s’attaque à la biographie d’un faussaire notoire, qui a fait du mensonge son fonds de commerce. Cela ne nous donne-t-il pas le droit d’inventer un peu? Et de transgresser cette fois la frontière, non plus entre le public et le privé, mais entre la vérité et la fiction? Mais ça, c’est une autre histoire.