Marie-Claire BlaisUn cœur habité de mille voix

Une œuvre baignée d’une tendre aura crépusculaire.

 

Extrait

Renouant avec les personnages qui avaient donné vie à deux importants romans qu’elle signait voilà quelques décennies, Les Nuits de l’Underground (1978) et L’Ange de la solitude (1989), Marie-Claire Blais nous fait revivre les grands moments de militantisme pour les droits des gays qui ont marqué le siècle dernier. Elle nous fait surtout renouer avec une galerie de femmes inoubliables dans leur complexe et bouleversante humanité.

 

Voilà, ne bougez plus, je remonte vos oreillers, ainsi près de la fenêtre vous verrez la neige qui tombe, qu’elle tombe jusqu’à nous ensevelir tous, dit René d’une voix lointaine et un peu grinçante, Olga, Natacha, Tania, quel que soit votre prénom, que tombe la neige, puisque c’est la saison, quant à moi je ne vais pas encore durer très longtemps, quelques jours, quelques nuits tout au plus, pouvez-vous, ma chère petite, m’enlever ce sale pyjama, il se pourrait que j’aie des visites aujourd’hui et je veux être beau, élégant même, comme autrefois, quand j’étais le pianiste des cabarets, des bars où ne venaient que les femmes, quelques hommes parfois, ce qui était rare, je jouais des airs de valse dans mes beaux habits, ce qui les charmait toutes, je peux vous l’assurer, Tania, cette neige, c’est comme à Moscou, dit l’infirmière russe, oui, comme à Moscou, jamais cela ne cesse, les enfants reviennent de l’école en récitant Pouchkine, tous dès l’âge de douze ans, je me souviens, dit Olga, c’était ainsi, et cette robe de chambre, enlevez-la aussi, ordonna René, où sont ma chemise très blanche, le veston noir, la cravate bleue, sortez tout cela du placard, je veux m’habiller comme pour sortir, il se pourrait bien que mes maîtresses reviennent me voir, il se pourrait bien, Olga, quelles maîtresses, Madame, de quoi parlez-vous, ne m’appelez pas Madame, dit René, et n’oubliez pas que je suis un homme,

on dirait que je suis une femme, surtout pour vous qui connaissez tout de moi, trop peut-être, ces soins hygiéniques, je voudrais bien m’en occuper moi-même, mais quelle faiblesse dans mes bras, mes jambes, je ne m’y habitue pas, si Dieu a créé la naissance qui est un acte joyeux, pourquoi n’a-t-il pas adouci la fin de la vie pour ses créatures, hein, dites-moi, Olga, pourquoi a-t-il fait de moi une femme quand en réalité je suis un homme, qu’en pensez-vous, par la natoure vous êtes une femme et je le sais, dit Olga, prononcez mieux, dit René, nature, non pas natoure, je dois vous apprendre à mieux prononcer les mots, le malheur de la vie de mes parents, dit Olga, ce fut de vivre sous une dictatoure, oui, là où Dieu ne règne pas, tant les dictateurs en sont jaloux, dit Olga, vous sentez-vous un peu plus à l’aise, Madame René, ou est-ce l’heure d’écouter votre musique, de la grande musique chaque matin, je sais, je vous apporte votre téléphone, et vous écouterez, pendant que tombe la neige, vous me lirez ce qui est écrit sur l’écran, dit René, mes yeux s’en vont, je ne peux plus lire, hier encore je dansais au bras des filles, mon âme était remplie de joie, vers où cela s’en va-t-il, si l’on perd la joie, que reste-t-il donc, à qui le dites-vous, Madame René, quand je rentre le soir pour préparer le dîner de mon mari, le Bulgare, il me bat car il ne veut pas que je sois avec vous, Madame, il ne veut pas, il prononce de vilains mots comme si vous n’étiez pas la meilleure patiente que je connaisse, quittez-le, ma chère enfant, quittez-le, dit René, et venez vivre près de moi, je vous traiterai bien, sauf que je m’en vais, ah, ne pleurez pas, je sais bien que les hommes ont un cœur d’acier, malheur à eux qui ont un cœur d’acier, je n’étais pas parmi eux, j’ai toujours respecté les femmes, car je les connaissais bien, votre mari est un ignorant, ma chère Olga, comment pouvez-vous vivre en compagnie d’un tel homme, et un sadique en plus, oui, comment pouvez-vous, venez vivre près de moi, sauf que me voici sur la route des départs, sans retour, que cela est vilain, détestable, je vous offrirai ma maison, et le paysage de neige, dehors.

René, l’eau était sans doute un peu froide qui a servi à laver votre visage, votre cou, votre poitrine, hé, je n’ai pas de poitrine, dit René, vous le savez bien, de quoi parlez-vous, Olga, j’ai la constitution d’un homme, une bonne charpente, pas de poitrine, surtout ne me décrivez pas ainsi, il ne me manque que l’organe viril, il suffit très bien de l’avoir dans la tête, et naît un drôle d’homme plutôt séduisant qui était moi, les femmes croyaient en ma virilité et, je dois dire, m’aimaient beaucoup, mais il y eut des abus, je veux dire, du côté des femmes que je fréquentais, elles se doutaient bien que l’ornement viril n’était que dans ma tête, disons que parfois les vies ne sont que des jeux, des représentations, tout est vrai quand même, je vous expliquerai un jour, quand vous aurez quitté le mari bulgare qui vous bat, en voilà une vie factice, se faire battre par un homme, un vrai, et ne pas éprouver de honte, vous êtes encore une enfant, affirma René, et cela me chagrine pour vous, alors, ces habits de fête, vous me les apportez, et mon téléphone dont je ne peux lire un seul mot sur l’écran, pou