Rachel CuskL’Œuvre d’une vie

Devenir mère, c’est être l’actrice principale
d’un drame existentiel auquel personne n’assiste.

Extrait

Dans ce texte marquant, Rachel Cusk dissèque avec un humour ravageur la condition de mère moderne. Le récit aussi honnête qu’impitoyable qu’elle livre de sa première année de maternité se déploie en une multitude d’histoires, d’intrigues et d’anecdotes. Adieu à la liberté et au sommeil, leçon d’humilité et de dévouement, voyage jusqu’aux confins de l’amour, méditation sur la folie et la mortalité, L’Œuvre d’une vie raconte l’initiation brutale d’une femme au monde des nourrissons.

 

Je téléphone à l’hôpital pour m’inscrire à un cours prénatal. Trop tard, me répond-on, c’est complet. Il fallait réserver plus tôt. Je réplique que je n’étais pas enceinte, plus tôt. Je constate que je suis entrée dans un monde de prévoyance obsessionnelle dans lequel des femmes au même stade de grossesse que moi inscrivent leur enfant à naître dans les écoles les plus en vue. J’éprouve un sentiment de panique à l’idée d’être larguée, mal préparée et donc vulnérable à la douleur, comme abandonnée sans arme dans une jungle grouillant d’animaux sauvages. Je passe quelques coups de fil et finis par trouver une place dans un cours de yoga pour femmes enceintes donné dans un centre communautaire de banlieue. Je m’y rends et prends ma place parmi six ou sept femmes enceintes assises par terre en cercle. La monitrice s’installe au centre, en tailleur. Je n’ai jamais assisté à un tel rassemblement d’individus de mon espèce. Nous avons l’air de prisonnières derrière notre ventre, de détenues derrière des barreaux, de personnes qui ont besoin d’aide. Notre dénominateur commun me procure un certain soulagement, une forme d’apaisement. Je me demande pourquoi j’ai résisté à cette approche, pourquoi je l’ai tournée en ridicule. La monitrice nous parle de sa propre expérience de la naissance, yogique et positive. Elle nous parle de son moment d’illumination: elle s’est rendu compte que les femmes enceintes avaient simplement besoin qu’on les traite avec gentillesse. Et comme les gens disposés à le faire ne sont pas légion, elles ont intérêt à être gentilles entre elles. Nous nous apprêtons donc à être gentilles entre nous! La monitrice lève les bras et laisse entendre un rire pétillant. Nous sommes invitées à respirer à fond. Nous adoptons diverses positions. L’accouchement est évoqué à quelques reprises, en termes vagues. Debout devant un mur, nous faisons des mouvements avec nos jambes. Une fille réalise un grand écart. Puis nous devons trouver une partenaire. La directive cautérise mon enthousiasme. Je ne veux pas de partenaire. Ce que je veux, c’est rentrer chez moi au plus vite.


 

J’éprouve un sentiment de panique à l’idée d’être larguée, mal préparée et donc vulnérable à la douleur, comme abandonnée sans arme dans une jungle grouillant d’animaux sauvages.

Extrait du livre


 

Néanmoins, je choisis ou je suis choisie, sans un mot. Nous allons, paraît-il, nous masser l’une l’autre. Voilà donc ce qu’on entend par gentillesse. Nous devons désigner une masseuse et une massée. Je suis la massée. Ma partenaire, une fille aux cheveux blancs crépus, au teint hâlé et au nez percé, dont j’ai oublié le nom, se met à la tâche. Je ferme les yeux. Je suis rigide comme l’acier. La monitrice donne ses instructions à voix basse, comme si quelqu’un dormait tout près. J’abandonne mon corps et tente de me laisser dériver tandis que la tension monte en moi telle une marée. Au bout d’un très long moment, le massage s’arrête. Gênée, je croise le regard de la fille et je ris. J’aborde mon nouveau rôle de masseuse avec un zèle professionnel. Je ne veux surtout pas qu’on me juge incompétente. La peau de la fille est étrangère, secrète. Même si je m’exhorte à la douceur, mon massage a la brusquerie d’une invasion. Après, on sert du thé et des biscuits au chocolat. J’invente un prétexte pour m’éclipser. En sortant, je me retourne et je vois les femmes assises en cercle avec leurs tasses, leurs silhouettes fertiles et vulnérables. Elles ne parlent pas beaucoup. J’ai l’impression d’être un homme coupable d’un abandon indigne.

L’hiver s’installe. Ma fâcheuse situation m’inspire un désespoir plus ou moins constant. Le matin, au réveil, j’observe la montagne de mon ventre qui s’élève et je dois repousser de violentes crises de claustrophobie. Avec de nombreuses semaines de grossesse devant moi, je suis échouée aussi loin de moi que je ne le serai jamais. Ce qui m’agace, ce n’est pas seulement l’abstinence, l’absence de ce plaisir que procure la possibilité de céder à la tentation, ni mon extrême transformation physique, ni les douleurs étranges qui l’accompagnent, ni l’être surnaturel qui se contorsionne dans mon ventre comme un poisson hors de l’eau, ni mon sentiment d’aliénation, ni ma vulnérabilité face aux regards et aux préjugés des autres. (T’en fais pas, me dit avec amertume le jeune homme sans bras qui passe devant moi alors que j’attends l’autobus, il sera pas comme moi. J’ai envie de lui courir après pour exiger la restitution du regard qu’il a cru sentir sur lui, ce regard qui m’appartient en propre. Je me moque bien qu’il soit comme toi, aimerais-je lui lancer, je ne suis pas ce genre de personne, tout ce que je veux, c’est en finir.) Ce que j’ai du mal à tolérer, c’est qu’on s’immisce dans mon intimité, un peu comme si la porte de ma chambre restait grande ouverte et que des inconnus entraient et regardaient partout. J’ai l’impression d’avoir été arrêtée ou sommée de rendre des comptes, convoquée par le contrôleur des impôts, isolée et fouillée. Au lieu de vivre librement, je suis assujettie à une dîme singulière. Forcée de renoncer à ma solitude, je serai, pendant neuf mois, un pont, un lien, un véhicule. J’ai lu des articles sur des Américaines poursuivies en justice pour avoir fait du mal à leur fœtus et je me demande comment c’est possible. Depuis quand le corps est-il devenu un lieu public, l’équivalent d’une cabine téléphonique, capable d’actes de vandalisme contre lui-même? C’est ma crainte des autorités et du conformisme que de telles histoires avivent. J’ai toujours eu peur d’être percée à jour, de voir mes lacunes étalées à la vue de tous. À présent, c’est comme si un espion avait pris place en moi; soumise à son regard scrutateur, je me sens coupable et intimidée. Je suis sûre que ce n’est pas le bébé qui exerce cette surveillance pesante; c’est plutôt ce que le bébé représente pour d’autres, un droit de propriété qui s’affirme.


Livre traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.