Notre entretien
avec Roland Viau
Qui étaient les premiers habitants de l’île de Montréal ? Pourquoi leur identité reste-t-elle mystérieuse aujourd’hui ?
Au XVIe siècle, avant la venue des Européens et au moment de leur arrivée, l’île de Montréal et la vallée du Saint-Laurent étaient occupées et exploitées par des communautés de village qui appartenaient à la grande famille linguistique iroquoienne du nord-est de l’Amérique du Nord. Entre 1545 et 1585, cette région devint une « terre veuve » vidée de ses habitants, qui se volatilisèrent ou qui se relocalisèrent ailleurs. Les opinions ne sont pas consensuelles à ce sujet. Certains groupes autochtones, notamment les Wendats (Hurons) et les Kanienke’haka (Mohawks), soutiennent actuellement que ces populations étaient leurs ancêtres et la plaine laurentienne, leur lieu d’origine. La majorité des archéologues et des historiens, quant à eux, suggèrent que les populations côtoyées par Cartier et Roberval (1535-1543) formaient un peuple culturellement et politiquement distinct de la Huronie et de l’Iroquoisie. Pour désigner ce peuple, dont nous ignorons l’autodénomination, ces chercheurs recourent (depuis les années 1960) à l’ethnonyme « Iroquoiens du Saint-Laurent », se réfèrent à la Laurentie iroquoienne pour identifier son territoire, et affirment que cette entité est disparue ou se serait désagrégée avant l’arrivée de Champlain (1603).
Vos hypothèses évoquent un premier contact beaucoup moins harmonieux entre Amérindiens et Européens dans la vallée du Saint-Laurent que ce que l’historiographie officielle a raconté jusqu’à présent. Pourquoi a-t-on voulu perpétuer ce récit idyllique?
L’historiographie traditionnelle, qui s’est penchée sur le XVIe siècle canadien, s’est surtout concentrée sur la dimension exploratoire (voyages de découverte) et sur l’aspect saisonnier (pratiques de pêche et activités de traite) de la présence française en Amérique du Nord. Ces options privilégiées l’ont conduite à sous-estimer le fait que les expéditions de Cartier et de Roberval menées en 1541-1543 étaient des entreprises de colonisation (colonie de peuplement) susceptibles d’avoir des répercussions majeures sur la Laurentie iroquoienne. Est-il besoin de le rappeler, lors de cette première tentative d’établissement avortée mais intense, de 550 à 600 colons, marins et militaires se sont installés au cap Rouge avec leurs animaux de ferme (porteurs d’agents pathogènes), ont entretenu des contacts continus avec les natifs et ont circulé sporadiquement sur le grand fleuve, entre Stadaconé (Québec) et Hochelaga (Montréal). Or, tout indique que durant cet épisode colonial les relations entre Français et Iroquoiens sont passées de l’hospitalité généreuse à la méfiance réciproque, puis à une hostilité ouverte. Par ailleurs, divers indices portent à croire que ces rapports d’inimitié auraient été engendrés par l’introduction involontaire d’un ensemble de maladies infectieuses d’origine européenne qui se sont développées à partir de maladies animales.
Ces options privilégiées [a conduit l’historiographie traditionnelle] à sous-estimer le fait que les expéditions de Cartier et de Roberval menées en 1541-1543 étaient des entreprises de colonisation (colonie de peuplement) susceptibles d’avoir des répercussions majeures sur la Laurentie iroquoienne.
Extrait de l’entretien
Archéologie, anthropologie, histoire, voilà des disciplines créées par le colonisateur européen. Peuvent-elles vraiment nous permettre de connaître la réalité des Premières Nations? N’y a-t-il pas des précautions à prendre quand nous y avons recours? Comment arrive-t-on à élaborer un savoir qui échappe au champ de forces du politique?
C’est un fait que l’archéologie, étymologiquement « science des choses anciennes », étudie le passé à partir des vestiges matériels qui en subsistent et qu’elle est née en Italie, à la Renaissance, du goût pour les antiquités gréco-romaines. Il est vrai également que l’histoire a concerné seulement l’Europe et que cette discipline reste, pour plusieurs, le récit entraînant des nations ou du fait national. On admet volontiers aussi que l’ethnologie, une des quatre sous-disciplines de l’anthropologie, est issue ou fille du colonialisme européen. Nonobstant, il est de mise de préciser qu’au cours du siècle dernier s’est développée l’histoire des Autres ou l’ethnohistoire. Cette transdiscipline carbure aux confins des trois vieux champs de la connaissance que sont l’histoire, l’archéologie et l’anthropologie. Mais sa démarche d’enquête met de l’avant la décolonisation des savoirs et la relativité de la connaissance anthropologique. Son activité de recherche tente de comprendre le mieux possible, le plus possible, le passé et le devenir humains. En nourrissant sa pratique au terreau fertile du patrimoine scientifique disponible et en incorporant ses spécialités, ses perspectives, ses méthodes et ses concepts pertinents à son approche transdisciplinaire et relativiste, l’ethnohistoire transmet la méthode de l’empathie (sympathie critique) et devrait permettre de parvenir ainsi à une histoire à parts égales ou à une connaissance plus objective et plus approfondie des autres peuples, des autres cultures.
Qu’est-ce que la tradition orale amérindienne nous apprend du sort de ces populations? Comment s’assurer que cette tradition occupe bien la place qu’elle mérite dans les recherches actuelles?
Dans les sociétés sans écriture, où les phénomènes d’interaction, découlant de la rencontre de l’Amérique amérindienne et du monde occidental, n’ont pas achevé leur œuvre d’acculturation, la tradition orale représente certes une source de première main, car elle incarne un savoir ou un domaine de la culture attitré pour répéter le passé, perpétuer dans la mémoire collective la pérennité des coutumes et maintenir le souvenir des ancêtres, de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ont laissé à leurs descendants. Sans oublier qu’elle peut mettre en relief la vision des vaincus ou faire entendre la version des laissés-pour-compte de l’histoire. Avant d’affirmer toutefois sans réserve que la tradition orale apporte une contribution majeure à la connaissance du passé, on doit vérifier et évaluer si cet outil d’enregistrement ne constitue pas le résultat d’une mémoire fortement reconstructive. En clair, il importe de démontrer qu’il ne s’agit pas d’une tradition inventée, et enseignée pour légitimer, s’inscrire dans la longue durée ou assurer la cohésion de la communauté. Interroger la tradition orale afin de déterminer sa validité comme témoignage sur le passé exige donc de la soumettre aux règles de la méthode critique. Le chercheur est tenu en quelque sorte de résoudre les mêmes énigmes que posent tous les documents historiques en essayant de répondre à la batterie de questions du paradigme de la communication établi par Lasswell, à savoir : qui dit quoi? À qui? Pourquoi? Comment? Quand? Où? Avec quelle(s) intention(s)?
Les Amérindiens reconnaissaient d’emblée le rôle primordial joué par le Saint-Laurent et par ses affluents dans leurs conditions d’existence matérielle. Le fleuve puissant et les rivières qu’il drainait étaient considérés comme l’artère et les veines ouvertes de la terre.
Extrait du livre