Hélène RobitailleVilles où je n’irai jamais

Là où la nostalgie et le rêve contemplent la beauté des jours.

Notre entretien
avec Hélène Robitaille

Que faut-il à une ville pour qu’elle vous fasse rêver? Comment avez-vous choisi celles que vous nous invitez à visiter par le truchement de la fiction?

Je pouvais bien sûr m’éparpiller à travers le monde entier avec ce projet de recueil; des villes où je n’irai jamais, il y en a partout.

Sauf que l’idée qui m’avait fugitivement traversé l’esprit quand j’ai commencé à écrire ces nouvelles, soit de choisir une ville dans chaque continent et d’accomplir ainsi une sorte d’odyssée personnelle, n’a pas tenu le coup, heureusement. C’était une idée un peu artificielle, qui m’aurait sans doute obligée à jouer la guide touristique – et qui ne m’aurait pas permis d’explorer certains territoires imaginaires qui avaient plus à voir, eux, avec la nostalgie qui s’empare de moi quand je songe à tout ce que j’aurais voulu voir de ce monde avant de le quitter et que je ne verrai pas.

Du coup, j’ai compris que les villes choisies devraient me permettre plutôt de réfléchir à la nostalgie elle-même, aux grâces de la nostalgie. Il me fallait revenir à l’enfance, donc, aux territoires auxquels je rêvais, enfant, avec l’intuition déjà que fort probablement je ne les explorerais même pas de mon vivant. Revenir à une époque où ce que j’apprenais du monde lointain ne me parvenait encore que par l’étrange fenêtre des contes que je lisais. Je n’arrive pas à m’expliquer autrement que par les contes ce désir que j’ai toujours senti en moi d’aller me perdre un jour dans la steppe russe avec un troupeau de chèvres et de ne plus revenir, de rompre les amarres – d’où, j’imagine, les quatre nouvelles du recueil qui ont pour cadre des villes de l’Europe de l’Est et de l’Asie centrale.

Quant aux deux nouvelles américaines, je crois les avoir plutôt écrites comme un aveu : j’ai trop longtemps tardé à reconnaître mon profond attachement envers les États-Unis d’Amérique, la profondeur de mes racines nord-américaines, obnubilée que j’étais par mes rêveries de l’Est, j’imagine. À présent, le moindre récit qui me vient de la branche de ma famille qui a émigré au Massachusetts au début du XXe siècle m’ébranle et me fait prendre la mesure de mon amour pour un mode de vie et des références qu’il me tarde d’essayer de raconter encore.

Et il y a aussi que je suis une enfant de la guerre froide. Cela peut sembler étrange, et j’ai longtemps pensé de fait qu’il ne resterait rien en moi de cette époque, aucune trace. Or, ces deux grandes puissances qui se sont partagé le globe pendant quelques décennies ont forcément façonné quelque peu les territoires imaginaires des gens de ma génération. Au fond, je ne suis pas si surprise de réaliser que les villes de ce recueil sont au bout du compte « américaines » et « soviétiques ».

On décrit souvent la nouvelle comme l’art de la brièveté. Toutefois, vos nouvelles ont plutôt l’allure de petits romans. Qu’est-ce qui vous a fait choisir ce genre? Comment le définissez-vous, du moins dans votre pratique?

L’art de la brièveté, c’est l’art de capturer l’instant, je crois – capturer le bon instant, uniquement lui, sans prendre en compte les plus moches, ceux qui pourtant ont humblement permis l’apparition du bon. C’est l’art des photographes, et les miens vous diront quelle piètre photographe je suis.

Au fond, je n’arrive pas à faire le deuil de ce qui entoure un bel instant – d’où des histoires qui s’allongent, du coup. Non seulement je n’ai pas envie de sacrifier cette portion plus banale de l’histoire de nos vies dans laquelle nous nous enlisons souvent, mais c’est justement cette portion qui me semble la plus touchante : puisque même enlisés jusqu’aux genoux dans la boue des jours ordinaires, nous nous entêtons à rêver d’un amour qui nous sauve.

Je me souviens que lorsque nous étions ses étudiants en création littéraire à l’université, un professeur que nous aimions beaucoup nous disait qu’un roman, c’est « l’art de faire passer un peu de temps sur un peu de chair » – ou à peu près, il devait mieux le dire que moi. Cela m’avait saisi le cœur : apprendre à faire vieillir des personnages de papier, tâcher de leur accorder à eux, ces fantômes d’encre, un peu de chair et de temps. C’était là un art dont l’exigence toute fraternelle rejoignait et mettait à nu mon plus obscur désir, je m’en rendais compte : parvenir d’ici la mort à habiter ma chair et mon temps, au moins rêver d’y parvenir.

Mise ainsi en face de l’art du roman, je comprenais mieux ma dette à l’égard de certains auteurs, je pense ici surtout à Gabrielle Roy et à Anton Tchekhov, qui m’ont révélé à travers leurs histoires combien mes fautes, mes erreurs et mes errances sont humaines, rien qu’humaines, tout humaines. Il y a un pardon qui nous est accordé par le roman, du simple fait que nul homme n’y est rejeté hors du cercle des hommes (à moins que la censure s’en mêle). Quand je lis Roy ou Tchekhov, il me semble qu’à bien des égards leurs paysages intérieurs sont liés, les paysages moraux de l’un et de l’autre s’accordent pour honorer la compassion. Écrire ? Il y a des jours pour moi où ça veut dire les lire, eux, et ne surtout rien écrire; et il y a des jours où ça veut dire mettre un mot devant l’autre en espérant avoir retenu quelque chose de cette compassion qu’ils ont su raconter.


 

Il y a un pardon qui nous est accordé par le roman, du simple fait que nul homme n’y est rejeté hors du cercle des hommes (à moins que la censure s’en mêle).

Extrait de l’entretien

 


 

Pourquoi parler des villes où vous n’avez jamais mis les pieds ? Qu’est-ce que cela vous permet, de vous éloigner ainsi de l’expérience vécue ?

Les villes connues comme les villes inconnues sont recréées par l’auteur, bien sûr, qui les réinterprète à sa façon. Mais je crois que si je me suis laissé tenter par des villes où je n’aurai probablement pas la chance de me rendre, c’est pour témoigner un peu du plaisir secret qui est le mien de rêver des heures durant à tout cela que je n’accomplirai pas d’ici la mort. Jauger cette part de ma vie – immense – que j’aurais voulu vivre, mais qui au bout du compte ne s’accomplira que dans mes songes, me conduit à penser qu’il en va de même sans doute pour tous les hommes. Nous accomplissons ceci et cela – et tout le reste, nous en rêvons seulement. Est-ce triste? Peut-être, mais je crois que c’est une sorte de tristesse dont on arrive à s’accommoder avec un peu d’humour et de tendresse, et qui surtout nous délivre de l’idée, fausse selon moi, qu’une vie réussie est une vie remplie d’accomplissements en tous genres.

Pour ma part, je nous trouve assez charmants dans cette part plus songeuse de nous-mêmes où nous comprenons que nos vies sont simples la plupart du temps, et répétitives aussi, charmants quand se brisent nos orgueils et qu’alors nous pouvons contempler avec émoi ces quelques miettes autour de nous qui représentent, elles, le cœur de nos vies : les nôtres, ceci cela, et nos songes.


Votre écriture, finement polie, nourrie de nostalgie et de fantasmes projetés, arrive à si bien incarner les villes évoquées qu’on dirait que celles-ci sont des personnages à part entière. Qu’ont à nous dire les lieux que nous habitons, en vrai comme en songe?

C’est une maison perdue qui marque le début de presque tout pour moi. Sans elle, je ne saurais pas comment aller découvrir à rebours l’enfant que j’ai été ni m’approcher de ce qui m’inspire. Cette maison, une des plus vieilles au Québec sans doute, sise le long du chemin du Roy et dont les trente arpents de terre s’étiraient jusqu’au fleuve, j’ai eu le bonheur de l’habiter l’été avec toute ma famille et ma parenté jusqu’à mes vingt ans. Elle était très grande, elle accueillait tout le monde, trois générations s’y côtoyaient dans la joie, les rires, les silences. Nous y avons été heureux. En la vendant, j’ai toujours pensé que nous nous étions voués à l’errance – savions-nous bien quel risque nous courions ? Il y a l’amour, bien sûr, qui continue de nous unir, de nous rassembler. Mais une maison, un lieu pour ancrer toutes nos mémoires ? N’est-ce pas au moins aussi précieux que l’amour, et est-ce qu’à certaines heures ça ne pèse pas même davantage ? C’est probablement trop mélancolique de répondre que oui – et pourtant.

Parce que nous l’avons perdue, cette maison désormais habite mes songes – ou c’est moi dans mes songes qui retourne l’habiter. Et je devine assez que ce lieu perdu est devenu le creuset de tout ce que je ne parviendrai jamais à créer. Cette maison est l’écrin des souvenirs qui me fondent. Mais parce que je ne la possède plus qu’en pensée, elle a acquis le pouvoir de réinventer à sa guise ce qui surgit de ma mémoire. Elle est devenue une amarre invisible et mouvante en moi, un lieu de l’âme sans lequel je me disloque. Hors d’elle, je ne suis pas grand-chose.

Et je crois que je commencerai à véritablement écrire le jour où j’essaierai de raconter cette maison-là.


 

Mais il y avait en elle un tel désir de vivre, par-delà et malgré tout ce qui la ravageait si fort, un tel désir d’embrasser cette vie qu’elle aimait depuis qu’elle avait ouvert les yeux, je crois, que d’une certaine manière on devenait amoureux d’elle, sur-le-champ et à jamais – sans qu’on oublie cependant, pas même un seul instant, combien il finit par en coûter d’aimer trop fort ces gens-là.

Extrait du livre