Pierre MorencyChez les deux pieds sans plumes

Quand le poète-ornithologue
pose son regard sur ses congénères.

Notre entretien
avec Pierre Morency

On a l’impression de retrouver ici le regard du poète-ornithologue qui était le vôtre dans vos Histoires naturelles du Nouveau Monde. Ce regard, que vous appliquiez aux oiseaux, vous le tournez ici vers le genre humain. Que nous révèle-t-il au sujet de celui-ci?

J’ai toujours pris grand plaisir à observer ce que la vie offre à mon regard. Ouvrir les yeux avec curiosité, et les oreilles, est devenu pour moi une activité, une discipline, un aspect de mon métier et presque une manière d’être. J’essaie donc, là où je vais, de voir les présences, les petites et grandes merveilles, les êtres vivants. Et les oiseaux bien sûr quand ils veulent bien apparaître. Mais en regardant vivre mes congénères, je pense rarement aux volatiles. Étrangement, c’est plutôt aux arbres que je pense. Avez-vous remarqué? Si vous demandez à un arbre ou même à un animal : « Qui es-tu? », il vous répond à l’instant même. En posant la même question à un deux pieds sans plumes, on n’obtient le plus souvent qu’un vague haussement d’épaules.

Cela dit, pendant que je regarde vivre les oiseaux, je ne peux m’empêcher de regretter que les êtres humains ne soient pas plus souvent oiseaux. Ainsi, ils pourraient chanter sans accompagnement de grosse caisse, ils pourraient essayer un tant soit peu de voler dans leur tête, de construire leur habitat avec art et habileté, ils pourraient voyager léger, mener leurs amours avec style, soigner leur vêture, et savoir trouver chaque jour leur nourriture dans le but d’entretenir le grand feu qui les porte.

Vous évoquez tout l’éventail des comportements de ces « deux pieds sans plumes » qui peuplent nos villes et nos campagnes. Qu’est-ce que la poésie peut nous révéler à leur sujet que la fiction romanesque ne pourrait pas faire?

Je dois d’abord dire que je connais peu ce qu’on nomme la campagne. Je m’intéresse surtout aux villes et aux villages, aux rives herbeuses du fleuve, aux forêts et à la grande toundra arctique. Quant à savoir si la poésie me permettrait d’exprimer, au sujet de leurs habitants, autre chose de plus « haut » que ce je raconte dans mon livre, je l’ignore. Ce que je sais, c’est que ma longue pratique de la poésie doit sûrement donner une certaine couleur à mes textes en prose. Je vais vous raconter. Un jour, vers la fin de sa longue vie, le poète-écrivain Clément Marchand me dit au détour d’une conversation : « Un poète se révèle par sa prose. » Je lui ai répondu en citant René Char : « Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas. » Ce que je veux dire, c’est que j’ai toujours eu en horreur les écritures poétisantes et poéteuses, toutes fiévreuses et volontairement obscures. J’aime les proses claires et surprenantes, souples mais denses, sensuelles, bien charpentées et nourries aux infinies ressources de la langue. Quoiqu’il en soit et de toute manière, vous ne pouvez pas écrire mieux que vous ne valez. Et pas plus méchamment.


 

 J’aime les proses claires et surprenantes, souples mais denses, sensuelles, bien charpentées et nourries aux infinies ressources de la langue.

Extrait de l’entretien


 

Vous adoptez ici un ton d’une grande simplicité qui rend ce livre accessible à un très vaste public, voire à un public de jeunes lecteurs. Est-ce délibéré de votre part? Songez-vous parfois à ce public en écrivant?

Comment voulez-vous que je pense à des lecteurs, à un public, quand toute ma concentration est dirigée, au jour le jour, pendant des mois et des années, vers l’élaboration, parfois difficile, de mon texte? Mais une fois que l’œuvre est terminée, il peut m’arriver de me dire : Oui, mon vieux, cette fois-ci, je pense que ton livre pourrait intéresser un grand nombre et une bonne variété de lecteurs. Ce livre sera bellement édité, je le sais, son format est commode et agréable, son contenu est accessible, varié, vivant, coloré, il présente un personnage, une histoire, un décor, une vision des choses et de notre vie. J’aimerais bien qu’on accepte de le prendre, de le humer, de l’ouvrir, de deviner ce qu’il donne, de voir ce qu’il offre d’assez inattendu. Car, pour paraphraser Baudelaire, j’ai mis dans cet ouvrage, sous son apparente simplicité, une grande part de ma philosophie, beaucoup de mes observations sur mes congénères, j’y ai mis ma révolte contre la vie rapetissée, rageuse et dormeuse, j’y ai mis pas mal de ma fantaisie et de mon intérêt pour le dessin à l’encre de Chine, j’y ai mis ma passion pour cette « lumière nature » et pour l’apprentissage sans fin de la langue que j’ai reçue avec la vie.


 

Ils passent, les gens. Je passe avec eux, je me prépare à migrer dans un autre moment de ma vie. Aujourd’hui, toujours aussi seul, assis à l’ombre de la haute haie de cèdres, je suis occupé à écrire à ma Bianca : le moment est venu pour moi d’aller vers un autre passage. Je souhaite qu’on puisse m’attendre.

Extrait du livre