Notre entretien avec
Yan Hamel
Il y a donc une Beauvoir trekkeuse?
Bien sûr! Simone de Beauvoir, que ses proches – dont Jean-Paul Sartre – nommaient affectueusement le Castor, a été une randonneuse infatigable, irrésistible! Après avoir été éblouie par les environs de Marseille, où elle enseignait la philosophie à la fin des années 1920, elle a sillonné systématiquement toutes les provinces de France – les cols les plus difficiles des Alpes ou des Pyrénées, les escarpements vertigineux du Massif central ne lui faisaient pas peur, bien au contraire. Elle a traversé de vastes régions d’Italie, de Suisse, d’Espagne, de Grèce… On la retrouve explorant le Grand Canyon, trébuchant sur les dunes de Lituanie, escaladant les montagnes de l’Atlas marocain, longeant les plages brésiliennes interminables, suant à l’ombre des jungles guatémaltèques, arpentant les steppes de Russie, contemplant les jeux de lumière dans le Grand Nord suédois! Ce ne sont que quelques exemples; j’en oublie, forcément… Ses voyages pouvaient durer jusqu’à trois ou même quatre semaines. Elle se vantait (sans forfanterie) de pouvoir faire en un seul jour plus de quarante kilomètres! Son dernier amant, Claude Lanzmann, un héros de la Résistance, un maquisard courageux au corps d’athlète, et qui était de dix-sept ans son cadet, y a sacrifié sa santé à plus d’une reprise! Sartre aussi y a quasiment perdu sa fierté, comme je le raconte (avec beaucoup de plaisir) dans l’une des parties du livre que je préfère.
Quels parallèles peut-on faire entre l’écrivaine et la marcheuse? Y aurait-il là une clé pour comprendre cette œuvre imposante et incontournable?
La marche a été pour Simone de Beauvoir une manière de conquérir sa liberté en tant que femme et qu’intellectuelle. En partant sur les sentiers, en réalisant ses projets de voyage et en marchant à son rythme, elle a fait éclater les cadres dans lesquels la bourgeoisie française du début du XXe siècle entendait maintenir les femmes. Le dénuement radical, le caractère aventureux de la marche au long cours ont balayé le destin étriqué que sa famille conservatrice et son éducation catholique lui préparaient. Pas question de se contenter, comme on le lui demandait, de tenir sa place dans les salons de la bonne société! Simone de Beauvoir a été le contraire absolu de la femme d’intérieur. Se lancer sur les chemins, comme l’avaient fait Nietzsche et Rousseau, qu’elle admirait, a été pour elle aussi libérateur que d’étudier, que de développer sa propre philosophie, que de prendre un métier et de conquérir son indépendance financière, au mépris des idées reçues. Beauvoir n’aurait pas été l’intellectuelle et l’écrivaine que nous connaissons sans la marche, qui est d’ailleurs l’un des grands sujets dont elle a parlé avec un amour palpable dans les tomes de ses mémoires. Écrire la randonnée fut pour elle une façon de mettre en littérature cette dimension de la vie qui lui tenait à cœur et qui l’a amenée à tisser des liens de son cru entre politique, philosophie, écriture du corps et connaissance de la condition féminine.
Beauvoir n’aurait pas été l’intellectuelle et l’écrivaine que nous connaissons sans la marche, qui est d’ailleurs l’un des grands sujets dont elle a parlé avec un amour palpable dans les tomes de ses mémoires.
Extrait de l’entretien
Qu’avez-vous découvert dans cette aventure sur vous-même, sur ce qui unit le penseur et le marcheur?
Bien que la distinction puisse, pour certains, paraître spécieuse, je tiens à dire que je me considère moins comme un penseur que comme un essayiste. Le penseur est d’abord attaché à ses idées, un peu comme le propriétaire de banlieue est attaché à son gazon. Le penseur, c’est celui qui taille des idées pour leur donner de la netteté, jusqu’à en venir parfois à créer des surfaces étales, monochromes, intouchables. L’essayiste, lui, cherche plutôt à fondre les mouvements instables de sa subjectivité dans une écriture ouverte à tous les possibles. En écrivant En randonnée avec Simone de Beauvoir, j’ai découvert à quel point je pouvais être libre, en tant qu’écrivain, et sortir des sentiers battus. Le thème de la marche m’a amené à pratiquer divers genres (poésie en vers libre, poésie en prose, lecture de texte, conte philosophique à la Zarathoustra, récit de rêve, autofiction, etc.) pour traiter de questions aussi fondamentales que la découverte du monde et de son corps, l’athéisme, la liberté, l’engagement politique, la sexualité, la mémoire, l’enfance, la mort… Et c’est parce que j’ai d’abord été un marcheur, explorant librement le monde comme l’avait fait Beauvoir avant moi, que j’ai pu me surprendre en devenant aussi ce type d’écrivain, héritier du Castor, bien sûr, mais peut-être encore davantage de Joyce, de Perec et même de Rabelais!
J’ai, au long de mon parcours adulte, laissé en moi Simone de Beauvoir se réécrire. Et c’est maintenant moi qui la réécris, assis à ma table, me demandant, de ses randonnées ou des miennes, de ses ouvenirs ou des miens, de ses mots ou des miens, lesquels sont authentiques.
Extrait du livre
Est-ce votre contribution à une philosophie de la marche?
Non. Par contre, je m’amuse beaucoup dans le livre avec les philosophies, les éthiques sérieuses de la marche et de la littérature. En randonnée avec Simone de Beauvoir est plutôt ma contribution à une écriture multiple et foisonnante de la liberté au grand air, dans ses bouillonnements, ses contradictions et ses surprises.
Livre publié dans la collection « Liberté grande »