Lori Saint-MartinPour qui je me prends

S’affranchir, coûte que coûte : Lori Saint-Martin en a fait une raison d’être dès l’enfance. Récit d’une émancipation totale.

Notre entretien avec
Lori Saint-Martin

Pourquoi ce secret brûlant?

Il y a en effet des secrets qui brûlent, qu’on veut dévoiler malgré le danger. Moi, au contraire, je cachais tout de mon passé, de mes origines, et je vivais très bien dans le silence. Cela dit, j’ai toujours su qu’un jour je sortirais du placard linguistique. Pour qui je me prends est une réflexion sur ma vie dans les langues et, surtout, sur mes deux langues maternelles : l’anglais que j’ai appris de la manière normale dès le berceau, le français que j’ai découvert à l’école en cinquième année et converti en deuxième langue maternelle puis en langue d’écriture. Mais je n’aurais pas pu traiter franchement de cette aventure sans révéler plusieurs secrets. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai longuement hésité au seuil de l’écriture.

Le désir de se réinventer, de renaître, est omniprésent dans le récit et il est intimement associé à la langue française. Celle-ci est-elle la cause ou le résultat de votre réinvention?

Mon titre de travail, « Comment je suis devenue francophone », dit bien l’importance de la langue française dans mon parcours. Mon besoin de renaître était tellement urgent que, si je n’avais pas découvert le français, j’aurais cherché une autre porte de sortie, et comme ma vie en dépendait, j’en aurais sans doute trouvé une. Mais c’est la langue française qui est parvenue à mes oreilles et à mon esprit quand j’en avais le plus grand besoin, et je ne peux pas imaginer ma vie, ma voix, mon écriture, sans elle. Chaque langue est une respiration, et c’est dans la respiration du français que j’ai trouvé mon souffle de femme et d’écrivaine.


Chaque langue est une respiration, et c’est dans la respiration du français que j’ai trouvé mon souffle de femme et d’écrivaine.

Extrait de l’entretien


Maintenant que le livre est écrit et publié, que vous le tenez entre vos mains, quel regard jetez-vous sur votre histoire?

Je pensais que cette histoire était seulement la mienne, mais c’est aussi l’histoire de ma relation avec ma famille et, surtout, avec ma mère, avec le milieu ouvrier dont je suis issue, avec la ville où j’ai grandi et dont je croyais qu’il n’y avait rien à dire. Je craignais qu’écrire ce livre soit une expérience douloureuse, mais il n’y a eu que bonheur et jubilation. J’avais longtemps vu ma vie comme marquée par deux langues, et j’ai fini par comprendre qu’il y en avait quatre, trois que je maîtrise et une que je porte en moi sans la connaître. Enfin, je pensais que c’était une histoire si personnelle qu’à la limite elle n’intéresserait que moi, et voilà que plein de gens me disent que j’ai aussi décrit leur sentiment d’étrangeté et leur désir d’un ailleurs. Je vais donc de surprise en surprise, toutes très agréables.


C’est la première fois que vous écrivez sur votre vie.

Certaines de mes nouvelles ainsi que mon roman contiennent des éléments tirés de mon expérience, mais, oui, c’est la première fois que je raconte « ma » vie. Je mets le mot entre guillemets parce que j’ai commencé en lisant les journaux intimes que j’avais tenus durant mon adolescence et que je n’avais jamais osé rouvrir. Je reconnaissais ma main d’écriture, je me rappelais certains épisodes, mais, au fond, j’étais devant une inconnue, à un point tel que parfois, dans le livre, je dis « elle » et non « je » en parlant de ces années. C’est le sentiment d’être face à cette autre qui est et n’est pas moi qui a rendu l’écriture possible. Je parle de moi, bien sûr, mais c’est moins une autobiographie que le récit d’une suite de métamorphoses.


Je vivais tout comme une fatalité : le lieu où j’étais née, mon nom, ma douleur quasi permanente. La honte brûle.

Extrait du livre


Dans Pour qui je me prends, vous ne faites pas juste raconter une histoire, vous poursuivez un projet littéraire. Comment la forme et le ton du récit sont-ils venus à vous?

Je remettais toujours l’écriture de cette histoire précisément parce que je ne trouvais pas la forme. Enfin, un jour, j’ai commencé, en laissant tout venir, sans ordre, sans plan. À un moment, j’avais l’impression d’avoir écrit deux cents fois la même page. Ensuite, il m’a semblé que chacune de ces pages devait être la première du livre. Je parle beaucoup, au fil du texte, de mes interrogations sur sa construction. La forme est fragmentée, comme celle de tous mes livres de création : l’ordre est en gros chronologique, mais avec des détours, des anticipations, des parenthèses et des changements de direction. Je voulais que l’histoire recommence plusieurs fois, à l’image de ma vie, et qu’il y ait tout le temps des surprises et des pistes nouvelles. Le ton varie selon ce que je raconte : cruel, tendre, moqueur et toujours, je l’espère, rempli de poésie.