Melissa BullÉclipse électrique

Montréal, ses quartiers, ses langues, sa jeunesse bigarrée : Melissa Bull dissèque le désarroi de ses contemporains.

Notre entretien avec
Melissa Bull

Vos nouvelles exploitent les ramifications existentielles et sociales de situations quotidiennes en apparence banales. A-t-on l’habitude de penser, à tort, que la douleur et les injustices n’appartiennent qu’aux grandes questions?

« Le privé est politique », vous connaissez l’adage. Toutes les questions de pouvoir, d’économie et d’injustice de la société sont en jeu dans nos relations personnelles. Je crois que les femmes le sentent de manière particulièrement aiguë. On sait aussi qu’historiquement les femmes ont plus souvent écrit à propos des questions intimes. Et que notre travail peut être discrédité ou, ce qui revient au même, classé dans la catégorie « littérature des femmes » ou « littérature féministe », ou encore « littérature intimiste » quand il traite la matière du quotidien, alors que lorsqu’un homme s’aventure dans la vie privée, son œuvre peut être considérée comme épique. Je ne le dis pas pour me placer dans quelque catégorie que ce soit, ou pour dissuader quiconque d’écrire sur quoi que ce soit, non plus. Mon père était journaliste. Il était obsédé par la politique. J’aimais sa passion pour son travail, pour les actualités, pour l’histoire. Il avait de profondes valeurs rebelles, de gauche. Mais, en même temps, tout cela me semblait une partie d’échecs : des joueurs puissants et riches s’amusant avec la vie d’individus qu’ils déshumanisaient pour le plaisir et le profit. J’ai toujours été plus intéressée par la vie au jour le jour des vraies personnes, et non par celle de ces joueurs d’échecs. C’est ce que j’aime dans la lecture de fiction. Je ne sais pas à quel point c’est intentionnel quand j’écris. Probablement pas du tout, sinon dans mon désintérêt complet pour le sommet de la chaîne alimentaire.

On aime bien partager le monde entre gagnants et perdants. Pourrait-on dire que vos histoires donnent une voix à celles et ceux qui sont en marge de ce partage réducteur, qui cherchent un lieu pour se poser?

Je n’arrive pas à penser en dichotomies. Les notions de gagnants et de perdants nous ramènent à l’image de ces hommes qui jouent aux échecs. Ce n’est pas la réalité, c’est de la propagande : ne jamais être en mesure d’affirmer mon identité comme une entité fixe me rend probablement suspicieuse de ceux qui y parviennent. Alors la nuance est importante. Nous sommes tous en marge de quelqu’un d’autre. Je crois que la vie est difficile pour bien des gens, qui ne font que survivre – et pas que financièrement, même si c’est bien réel. Je ne cherche pas à donner une voix à un type de personne en particulier. Je ne fais qu’emmagasiner tout ce que je remarque, et lorsqu’un personnage, un narrateur ou une narratrice me viennent, ils se construisent sur ces observations.


Nous sommes tous en marge de quelqu’un d’autre. Je crois que la vie est difficile pour bien des gens, qui ne font que survivre – et pas que financièrement, même si c’est bien réel.

Extrait de l’entretien


Vos nouvelles se passent principalement à Montréal et mettent en scène des francophones et des anglophones. Parlez-nous de votre Montréal.

J’aime Montréal. Comme je le disais, mon père (il s’appelait Rob) était obsédé par l’histoire, et celle de cette ville en particulier, même s’il venait de Toronto, et il m’amenait partout en ville pour me raconter, avec qui voulait bien l’écouter, l’importance de tel bâtiment ou l’origine du nom de telle rue, ou comment étaient les choses avant l’arrivée des colons européens (je m’inquiète du nombre de ses histoires que j’ai pu oublier…). On avait l’habitude de marcher du Vieux-Montréal jusqu’à Notre-Dame-de-Grâce en passant par le plus de ruelles possible. Je ne parle jamais de cela dans mon travail, ni directement ni métaphoriquement, mais c’est probablement là, comme une rivière détournée qui s’écoule dans un collecteur souterrain. Mon expérience de Montréal est aussi influencée par le fait que je suis d’une famille multiculturelle. Mes quatre demi-frères et demi-sœurs, plus âgés, sont à moitié libanais et sont presque unilingues francophones. Ma mère (Suzanne), une Québécoise de Rivière-du-Loup, s’est aussi remariée avec un homme (mon beau-père, James) aux origines caribéennes et autochtones. J’ai grandi à NDG et à Saint-Henri, mais mes frères et sœurs ont principalement vécu sur le Plateau. Alors, mon expérience de la vie à Montréal comprend une multitude de classes sociales et de langues. Cette richesse a un prix : je suis toujours une outsider dans ma propre famille et dans ma famille élargie. Mais j’ai une perspective élargie, grâce à ma mère qui a fait de sa famille un si riche mélange. Une famille qui m’a donné accès à des quartiers, des foyers, des intimités que je n’aurais jamais eu le privilège de connaître autrement.


La colère me saisit instantanément. Je ravale mes remarques sarcastiques. Lui adresse un large sourire forcé. Me répète que j’ai l’air d’une fille qui est censée être souriante, ouverte d’esprit et heureuse. Un peu comme une cheerleader.

Extrait du livre


Vous êtes traductrice du français vers l’anglais (Marie-Sissi Labrèche, Nelly Arcan). Cette fois-ci c’est vous qui êtes traduite, parlez-nous de cette expérience d’un point de vue culturel et littéraire.

C’est étrange, car on peut dire que le français est ma langue maternelle, mais je ne me sens pas en mesure d’écrire en français (j’ai même répondu à ces questions en anglais…). Mes parents m’ont envoyée à l’école anglaise, où j’ai inconsciemment appris à perdre mon accent québécois, où je me suis fait des amis anglophones, et j’ai principalement grandi sous cette influence pendant un moment. Pour cette raison (et une variété d’autres), le français n’est pas ma langue d’écriture et d’édition, mais elle demeure ma langue première, celle de ma famille immédiate. Cela signifie beaucoup pour moi qu’Éclipse électrique existe en français, ici, à la maison, d’où je viens, d’où le livre vient. C’était un privilège de lire la traduction de Benoit [Laflamme]. Je sais apprécier l’ampleur du travail qu’on accomplit quand on traduit un livre et combien il s’y est investi. Je suis aussi reconnaissante d’avoir pu participer au processus éditorial avec Boréal.


Vous êtes également poète. En quoi la poésie influence-t-elle la fiction dans votre démarche littéraire?

Ce que j’aime de l’écriture en anglais, c’est l’esthétique de la distillation du langage jusqu’à son strict minimum, tout en cherchant à dire le plus possible. Il y a une beauté dans cette rigueur, cette économie. Je trouve que ce ciselage est le défi le plus amusant de l’écriture. C’est une facette de ce que j’aime de l’écriture de poésie, qui pousse cette distillation encore plus loin — chaque mot doit avoir beaucoup de poids. Quand j’écris de la poésie (je le fais moins ces temps-ci, je trouve étrange d’en parler), je m’attarde à la manière dont les mots sonnent et se ressentent dans la bouche. J’aime les consonnes dures en anglais. Les sonorités percussives. Les verbes précis. L’honnêteté intentionnée. Cet intérêt pour la distillation du langage est toujours là. Cela transforme souvent ce que j’écris en une sorte de poème en prose, quelle que soit l’idée que j’en avais au départ.

Entretien traduit de l’anglais (Canada) par Maxime Raymond Bock


Livre traduit de l’anglais (Canada) par Benoit Laflamme