Notre entretien avec
Geneviève Zubrzycki
On croyait saint Jean-Baptiste chose du passé, mais votre livre nous montre qu’au contraire il est toujours vivant dans notre imaginaire politique.
Vivant, non, mais certainement présent. Je montre que saint Jean-Baptiste, qui fut le saint patron des Canadiens français, hante la société québécoise comme un fantôme qu’on ne voit pas mais que l’on « sent ». J’utilise aussi la métaphore d’un membre amputé dont la présence continue de se manifester par une sensation vague, parfois douloureuse. On croyait s’être débarrassé du catholicisme, avoir décapité saint Jean-Baptiste lors du défilé de 1969, mais les débats sur les accommodements raisonnables, sur la place du crucifix au parlement ou sur la prière au conseil municipal de Saguenay montrent que le catholicisme nous imprègne toujours, que le fantôme de saint Jean-Baptiste est parmi nous.
En quoi est-ce qu’on sous-estime la part esthétique, l’iconographie, dans l’analyse de l’histoire politique et religieuse du Québec contemporain?
On a peu traité de cet aspect crucial de l’identité canadienne-française et de la révolte contre l’esthétique catholique dans les années 1960. C’est ce dont je me suis aperçue pendant mes recherches. Lorsqu’on se penche sur cette question culturelle, on se rend compte que ce que j’appelle « la révolte esthétique », qui s’est faite principalement en réaction à la figure de saint Jean-Baptiste et de son agneau/mouton, fut un catalyseur de la Révolution tranquille et de la cristallisation d’une identité québécoise séculière. L’iconographie de l’identité canadienne-française était exceptionnellement riche, comme j’ai eu le plaisir de le découvrir en fouillant dans les archives. Prenons l’exemple des chars allégoriques de la Saint-Jean-Baptiste : ils témoignaient d’une incroyable créativité! C’étaient des tableaux vivants avec des personnages, des bâtiments, des animaux et même des végétaux. Ils racontaient ce que le Canada français devait être; il s’agissait d’une esthétique normative, prescriptive. Il existait tout un univers esthétique autour de l’identité canadienne-française qui s’entremêlait avec l’iconographie catholique. Et puis il y a la question (oubliée) des symboles canadiens-français, comme la feuille d’érable et le castor, qu’on nous a empruntés et que nous avons ensuite préféré abandonner. Pour moi qui suis née en 1970, tout ça, c’était une découverte.
On a peu traité de cet aspect crucial de l’identité canadienne-française et de la révolte contre l’esthétique catholique dans les années 1960. C’est ce dont je me suis aperçue pendant mes recherches.
Extrait de l’entretien
Lorsqu’on se penche sur les rapports entre nationalisme et sécularisme au Québec, c’est un peu l’œuf et la poule, non?
Ce rapport est en effet très compliqué. Dans la littérature sur le nationalisme, le cas québécois est souvent mal compris… On explique la montée du nationalisme dans les années 1970 et 1980 comme une réaction à la « crise identitaire » suivant la sécularisation de la société pendant la Révolution tranquille. C’est pourtant le contraire : c’est un nouveau nationalisme qui a rejeté le catholicisme et l’Église catholique. Mais ce que j’essaie de montrer dans Jean-Baptiste décapité, c’est que le rapport entre nationalisme, religion et sécularisme est en constante négociation. Je mets l’accent non pas sur la sécularisation, comme s’il s’agissait d’un fait accompli, mais sur le « devenir séculier », un processus complexe toujours en cours. Concrètement, cela veut dire que j’analyse les pratiques esthétiques, sociales, politiques et juridiques de constitution et d’expression des identités séculières.
De cette analyse, il ressort que, si le catholicisme en tant que religion a perdu la place centrale qu’il occupait jadis dans la vie personnelle des Québécois et si l’Église a été marginalisée au point de ne jouer qu’un rôle mineur dans les débats analysés, la plupart des Québécois, dans leur rapport aux fidèles d’autres religions, restent étonnamment catholiques dans leur sécularité.
Extrait du livre
Vous vivez, enseignez et écrivez aux États-Unis. En quoi votre situation nourrit-elle votre réflexion sur le Québec?
Je suis partie aux États-Unis pour faire mes études de doctorat à l’Université de Chicago en 1995. Je n’avais nullement l’intention d’émigrer… Mais je suis là-bas maintenant depuis vingt-cinq ans! Je demeure québécoise au plus profond de moi-même; ma patrie, mon pays, c’est le Québec. Mais, avec la distance et le recul, je crois que je me suis mise à porter un regard quelque peu « extérieur », à ne pas tenir pour acquis « ce qui va de soi », à interroger des phénomènes qui semblent si naturels et si « évidents » qu’on ne s’y attarde pas. Je suis devenue, en quelque sorte, anthropologue de ma propre société. Le regard que je pose sur le Québec, cependant, est nourri par mes origines, par ma connaissance du Québec et par ma compréhension des enjeux identitaires québécois. Je suis toujours d’ici; toute ma famille est au Québec et mes allers-retours constants me permettent de saisir, de l’intérieur, les débats en cours. Mes travaux sur la Pologne, mon premier terrain de recherche, ont également enrichi ma réflexion sur le Québec. Lorsque j’ai mis les pieds en Pologne pour la première fois, en 1989, j’ai découvert le lien entre l’identité nationale et le catholicisme à travers mon vécu québécois. Je m’intéressais alors à la chute du communisme et à la construction d’un État « proprement » polonais : quels effets cette transition aurait-elle sur l’identité nationale polonaise et le catholicisme? La Pologne vivrait-elle sa propre révolution tranquille? Le parcours différent que la Pologne postcommuniste a emprunté m’a ensuite poussée à examiner la laïcité de la société québécoise d’aujourd’hui et à réexaminer la Révolution tranquille.
Livre traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Calvé
Prix du meilleur livre de la Société internationale de sociologie des religions
Prix John-Porter de l’Association canadienne de sociologie
Prix du meilleur livre universitaire de l’Association américaine de sociologie