Louis HamelinLes Crépuscules de la Yellowstone

Ce roman sur le naturaliste Audubon entremêle nature sauvage, mythes américains et coureurs des bois.

Notre entretien avec
Louis Hamelin

Pourquoi Jean-Jacques Audubon?

Je suis arrivé à lui par son guide dans le Haut-Missouri, le trappeur canadien Étienne Provost. Mais comme naturaliste, il m’intéressait déjà. Je connaissais la légende : le peintre et ornithologue qui récolte ses modèles à coups de fusil. Mes recherches m’ont permis de mieux le connaître. C’est un personnage hors du commun, un véritable aventurier du Nouveau-Monde, avec une âme de romantique et un parcours épique. Je m’identifiais aussi à sa quête : vivre de son art et de sa passion, et nourrir une famille à une époque où ce n’était pas évident. Comme tout le monde, j’avais vu des reproductions de ses gravures, mais je n’avais jamais feuilleté le grand œuvre : Les Oiseaux d’Amérique. C’est une époque héroïque de la science, où presque tout restait à découvrir, où on pouvait être à la fois artiste et scientifique. Dans le roman, en suivant jusque dans l’Ouest sauvage la genèse de son autre grand livre, sur les mammifères, je retourne aux sources de ma propre création.

Le roman explore le territoire et certains mythes américains, mais c’est aussi la part française de l’exploration du continent qui vous intrigue, et qu’incarne la figure d’Étienne Provost.

Toute cette épopée française de l’Amérique que des historiens comme Denis Vaugeois m’ont fait découvrir, cette mémoire d’une nation qui ne s’était pas encore repliée sur la vallée du Saint-Laurent et qui occupait physiquement un immense territoire, des Rocheuses à l’Atlantique, ça m’intéressait, oui, de la recréer… Je suis passé à Saint-Louis quand j’avais vingt ans, je me suis tenu devant la Porte de l’Ouest et j’étais complètement ignorant du fait que la ville avait parlé français pratiquement jusqu’au milieu du XIXe siècle! Dans le monde de la traite des fourrures qui, au-delà du Mississippi, étendait ses réseaux du Nouveau-Mexique à la Terre de Rupert, Étienne Provost était vu, de son vivant, comme un des meilleurs coureurs de bois de tout le Wild West. Il était devenu une autorité sur cette vie nomade et sur les nombreuses nations autochtones de la région. L’American Fur Company, dont il guidait les contingents de jeunes trappeurs en majorité canayens quand ils remontaient le Missouri en bateau à vapeur à travers le territoire indien, le traitait comme un partenaire plus que comme du cheap labor. J’ai voulu faire avec lui la même chose que les Étatsuniens quand ils mythifient l’existence des Daniel Boone, Kit Carson et compagnie. D’une certaine manière, mon livre se situe dans la foulée du Volkswagen blues de Jacques Poulin. C’est la reconquête d’un imaginaire.


Dans le monde de la traite des fourrures qui, au-delà du Mississippi, étendait ses réseaux du Nouveau-Mexique à la Terre de Rupert, Étienne Provost était vu, de son vivant, comme un des meilleurs coureurs de bois de tout le Wild West.

Extrait de l’entretien


C’est un roman qui célèbre la nature en même temps qu’il interroge le rapport que nous entretenons avec elle.

Dans les écrits d’Audubon, cette célébration est partout. Cet homme qui se comporte le plus souvent en chasseur enragé est aussi capable de s’émerveiller du chant d’une grive fauve entendu aux aurores. Ses journaux sont des documents extraordinaires, un témoignage de première main sur l’incroyable biodiversité qui habitait les espaces nord-américains de son temps, et dont on n’a plus idée aujourd’hui. Les vols d’oiseaux comptaient des milliers, parfois des millions d’individus… Mais c’est une célébration ambiguë pour le lecteur de 2020, parce que, au moment même où Audubon arrive dans l’Ouest, on assiste, autour de lui, aux premiers ravages du capitalisme prédateur qui déferle sur le continent. Déjà le sol de la prairie est jonché de carcasses de bisons. Et cette destruction de la nature, les naturalistes y participent allègrement! Mais à peine deux ans après cette dernière grande expédition d’Audubon, un dénommé Thoreau, dans l’Est, se construit une cabane au bord d’un lac, et le rapport qu’entretient Homo americanus avec la nature peut commencer à changer… Thoreau va se poser des questions qui résonnent encore plus fort aujourd’hui, comme : « De quoi ai-je besoin pour vivre? Est-ce correct de manger de la viande? » C’est un grand moment : la naissance d’une conscience écologique.


Au moment même où Audubon arrive dans l’Ouest, on assiste, autour de lui, aux premiers ravages du capitalisme prédateur qui déferle sur le continent.

Extrait de l’entretien


La trame contemporaine du roman évoque les marques du temps qui se déposent sur le corps et dans l’esprit de l’écrivain Hamelin.

À l’époque où j’ai commencé à l’écrire, j’avais cinquante-huit ans, l’âge d’Audubon au moment de sa dernière grande expédition. Et lui, il se voit comme un vieillard… La veille du départ, à Saint-Louis, il perd sa dernière dent. Les soins dentaires n’existaient pas plus que les refuges d’oiseaux, et l’espérance de vie n’avait rien à voir avec ce qu’elle est devenue. Donc, il n’y a pas que des inconvénients dans le fait de vivre à une époque où l’humain a définitivement triomphé (ou presque) des forces de la nature ! Mais il y a, oui, dans ce livre, une conscience du temps qui passe et de la fragilité des corps, constitués des mêmes matériaux que le monde vivant, après tout. Le crépuscule dont il est question, c’est d’abord celui d’un certain Ouest sauvage : les castors ont déjà pratiquement disparu des Rocheuses, l’industrie se tourne vers les bisons et les jours des hommes libres comme Provost sont comptés. Mais c’est aussi le crépuscule d’Audubon. Il est à l’heure des bilans. Moi, pas encore… J’ai voulu écrire un roman qui baigne dans une mélancolie assumée. Mais c’est aussi un livre épique, comique et plein de vie.