Dany LaferrièreL’exil vaut le voyage

« Si j’ai fait ce livre, c’est parce que j’en avais marre qu’on associe uniquement l’exil à une douleur. »

Notre entretien avec
Dany Laferrière

Si vous commenciez par nous parler du titre de votre nouveau roman dessiné, L’exil vaut le voyage. Il vous habite depuis longtemps, non?

Dès que je me suis installé à Montréal, un peu après l’aventure de l’usine, et peut-être au moment de l’écriture de mon premier roman, a germé en moi l’idée de transformer cet exil tout neuf en un lumineux voyage. Je n’ai fait que jongler avec ces deux mots si chargés de douleur et de bonheur : exil et voyage. L’exil vaut le voyage, mais le voyage vaut-il l’exil? Finalement, j’ai choisi L’exil vaut le voyage. La musicalité étant meilleure.

Vous avez cette phrase pour le dictateur qui a provoqué votre exil en 1976 : « Le dictateur pensait me punir. Ce fut une récréation. Pas chaque jour sinon ce ne serait pas un voyage. » C’est une déclaration d’indépendance individuelle, mais à manipuler avec soin, n’est-ce pas?

L’exil ne m’appartient pas. C’est un fait commun. Je sais très bien que pour beaucoup ce n’est pas une partie de plaisir. Est-ce pourquoi j’emploie toujours le pronom personnel je? Il faut distinguer un homme qui arrive en exil avec sa famille, qui doit immédiatement trouver un travail pour faire vivre celle-ci, et un jeune homme de vingt-trois ans qui n’a en tête qu’une ambition littéraire. Cette indépendance individuelle, je l’ai prise d’abord contre le dictateur mais ensuite contre certains exilés qui ne voient que l’aspect douloureux de l’exil. Vivre uniquement dans la douleur, c’est donner raison à Ubu. C’est accepter son autorité, alors même qu’on se trouve hors de portée de ses griffes. J’avais vingt-trois ans et une irrésistible envie de vivre.


Cela faisait plus d’un mois que j’étais à Montréal quand je suis tombé par hasard sur la rue Saint-Denis. Et mon regard sur cette ville a tout de suite changé.

Extrait du livre


Votre livre réunit toute une brochette d’écrivains qui, chacun à leur manière, ont vécu l’exil. Parlez-nous du romancier Jean-Claude Charles. En quoi était-il, pour reprendre vos mots, un « homme émouvant »?

Il était parti trop loin en avant, lui qui est des nôtres, alors qu’on était pris en Haïti dans la boue de la dictature et qu’on tentait de mettre des mots sur cette tragédie. Jean-Claude Charles écrivait déjà son premier recueil de poèmes, Négociations, dans la mouvance de la revue Tel Quel de Philippe Sollers. Il était déjà collaborateur au journal Le Monde, intellectuel pipe à la bouche, flâneur de Saint-Germain-des-Prés, enjambant l’océan de ses longues échasses dans un incessant Paris-New York, New York-Paris, écrivant déjà des textes vifs, brillants, fourmillants de télescopages, de souvenirs tronqués, habités par la vitesse, avec une conscience politique aiguë. Quand, plus tard, pris d’angoisse identitaire, il s’est retourné et ne nous a pas vus à sa suite, j’imagine qu’il a senti qu’il lui était impossible de revenir sur ses pas, et c’est alors que la solitude l’a enveloppé jusqu’à l’étouffement.


Vous avez une rue préférée à Montréal, la rue Saint-Denis. En quoi est-elle révélatrice de vos premiers pas dans cette ville? Et retournez-vous parfois vous asseoir sur un banc du carré Saint-Louis, dos à cette rue?

Tout d’abord, je ne vis pas dans la nostalgie. Je n’ai jamais quitté la rue Saint-Denis, qui est, à mes yeux, un concentré merveilleux de cette ville. Elle n’est pas chargée d’épiceries exotiques comme le boulevard Saint-Laurent, de fêtes carnavalesques comme le Quartier des spectacles ou d’une immigration bigarrée comme Côte-des-Neiges. La rue Saint-Denis n’a pas de spécialité. On peut la réinventer. Elle est plastique, moderne et parfaite pour l’écrivain affamé de pain, de vin et de livres que j’étais au début des années 1980, quand ce cowboy de Reagan avait établi l’arrogance et le mépris comme modes de fonctionnement dans les relations humaines. Il y avait dans cette rue des cafés huppés et des endroits comme La Galoche où on pouvait passer la journée avec une bière. On allait voir des films intéressants pas loin au Ouimetoscope, qui est le plus ancien cinéma du Canada. Les premiers Woody Allen, l’époque majeure de Fellini, d’Antonioni, enfin, cette bande d’Italiens qui ont illuminé ma jeunesse. Et voilà Bergman qui arrive les bras chargés de films angoissants. Cette brune magnifique qui tenait la caisse dans ce petit resto où l’on pouvait manger deux hot-dogs et une frite pour presque rien, sans l’ambiance que mettaient la pègre qui fréquentait La Fontaine de Johannie et les petits malfrats du carré Saint-Louis. Toute une faune offerte à un jeune écrivain qui n’avait pour tout bien qu’une bonne oreille pour la musique des mots. Je croise de plus en plus de jeunes gens au carré Saint-Louis qui ont découvert cette place en lisant mon premier roman.


Je conseille à tout le monde, au Québec, de lire la lettre de Toussaint Louverture.

Extrait de lentretien


Outre Montréal, New York est aussi présente dans ce nouveau livre. Quels visages vous viennent à l’esprit en songeant à cette ville?

New York est pour moi peuplée de musées, elle est aussi fourmillante d’écrivains et de jeunes filles de Manhattan élégamment habillées. J’aime les voir en baskets, en train de manger des hot-dogs qu’elles achètent au coin de la rue. On y croise encore de jeunes artistes de l’âge de Basquiat à ses débuts qui barbouillent de rage les murs de la ville. Mais New York n’avait d’yeux à cette époque que pour ces frères ennemis : Truman Capote et Norman Mailer. Je la retrouve à chaque fois habitée par cette inlassable énergie qui a fait dire à Céline que c’est une « ville debout ». Mais c’est aussi, étonnamment, un gros village avec sa douceur du dimanche matin et les promeneurs de Central Park tenant sous le bras la volumineuse édition dominicale du New York Times.


En fin de parcours, vous évoquez la lettre de Toussaint Louverture à Bonaparte en février 1802. C’est un texte magnifique et on ne peut s’empêcher de s’émouvoir à l’idée de vous voir la recopier intégralement, à la main, pour nous l’offrir.

C’est vrai que c’est un moment extrêmement important pour moi, qui justifie à lui seul ce livre : cette possibilité de recopier la lettre de Toussaint Louverture. Elle a été écrite par la main du général de Saint-Domingue et elle est recopiée aujourd’hui par son arrière-arrière-arrière-petit-fils, puisque tous les Haïtiens descendent de lui, pour l’offrir en lecture aux Québécois, qui y verront des idéaux de leur société. Je conseille à tout le monde, au Québec, de lire la lettre de Toussaint Louverture. Cet homme qui fut esclave avant de devenir général de division des armées françaises à Saint-Domingue, et qui a donné une Constitution à cette colonie. Quand Bonaparte a envoyé une armée pour remettre Saint-Domingue en esclavage, Toussaint Louverture s’est dressé face à lui, tout en sachant le sort qui l’attendait. Bonaparte avait pris soin d’envoyer à Toussaint ses deux fils qui vivaient en France afin de l’amadouer. Toussaint a rejeté l’offre en déclarant qu’il ne voulait rien devoir à un ennemi. Car pour lui Bonaparte était un ennemi de la liberté, ce qui était à ses yeux la personnification du diable. En ce sens, l’ancien esclave est un des pionniers des luttes d’indépendance en Amérique.