Notre entretien avec
Émilie Choquet
À l’origine de votre récit, il y a un événement traumatique. Quel est-il?
C’est le récit d’un épisode de dépression post-partum doublé d’une psychose, qui s’est produit quelques semaines après la naissance d’un premier enfant.
Mesure-t-on à quel point devenir mère est une expérience radicale?
Je ne pense pas qu’il y ait d’instrument de « mesure » pour cette expérience. J’irais jusqu’à dire que l’expérience ne peut être catégorisée puisqu’elle est en soi multiple. Il y a autant d’histoires de maternité que de mères, et peut-être que notre seul pouvoir comme mères est celui de raconter ce qu’on a vécu. La radicalité ou le niveau d’intensité ressenti est propre à chacune. Je crois, par ailleurs, que les idées reçues sur la maternité et l’image que la société nous renvoie de la mère idéale – naturellement ultraperformante – contribuent à mettre de plus en plus de pression sur les mères et les futures mères et à les faire se sentir en inadéquation avec ces icônes et avec leurs attentes envers elles-mêmes.
Je dois remplir le vide des journées. Tout se résume à des questions fondamentales. Quand je pense, j’ai peur de me dévoiler. Ma tête, comme la plaie sur mon ventre, n’est pas encore cicatrisée.
Extrait du livre
Un espace entre les mains n’est pas un témoignage, encore moins un ouvrage sur la maternité. C’est un projet littéraire au sens fort du terme.
J’ose croire que oui! J’ai tenté de retranscrire le mieux possible, par l’écriture fragmentaire, une expérience vécue. Et pour être en mesure de structurer un épisode aussi chaotique, il m’a fallu travailler une forme d’écriture adaptée pour transmettre le désordre psychologique, le mimer, l’exprimer le plus fidèlement possible. C’est dans cette reconstruction du réel, à mon sens, que le projet devient littéraire. J’aime que le lecteur ait l’impression d’un journal intérieur – porté par une voix qui s’exprime au présent –, alors que chacune des phrases, chacun des fragments, chacun des mots a pourtant été choisi avec soin, dans un effort de remémoration qui s’est fait rétrospectivement. Mon travail d’écriture est motivé par une recherche de précision, mais aussi de simplicité. Pour Un espace entre les mains, le travail de remémoration préliminaire a été suivi d’un travail de réécriture chirurgical (un mot de circonstance) visant à faire paraître le réel encore plus réel, à transporter le lecteur dans un voyage cérébral étrange et immersif.
Pourquoi avoir choisi la forme du fragment?
Même si, d’emblée, c’était ma forme de prédilection – ayant auparavant écrit mon mémoire de création en fragments –, dans ce cas, c’est la forme qui m’a semblé le mieux coller au récit. Impossible pour moi de raconter ces semaines de façon linéaire. Impossible aussi de rendre l’expérience de dérive psychologique en chapitres continus, déployés sur la durée. La brièveté se prêtait davantage aux petits souvenirs, aux flash-back, aux répétitions, et créait aussi un effet d’aliénation plus réussi, selon moi. Les fragments permettent également de créer des sauts temporels, de varier les formats, pour créer des ruptures dans le rythme et laisser respirer le lecteur.
Il y a autant d’histoires de maternité que de mères, et peut-être que notre seul pouvoir comme mères est celui de raconter ce qu’on a vécu.
Extrait de l’entretien
En quoi les listes, qui jalonnent le récit, sont-elles pertinentes? Quel est leur apport à l’œuvre?
Dans la vie de tous les jours, les listes ont comme fonction d’ordonner des éléments. Elles ont une valeur utilitaire, mais elles sont aussi symboliques : elles expriment notre volonté d’exercer du contrôle sur notre vie. En cochant les éléments d’une liste, on a l’impression d’avoir vraiment accompli quelque chose, et c’est satisfaisant. Je trouvais intéressant de mettre en parallèle toutes sortes de listes avec la perte de contrôle de la narratrice sur sa propre vie. C’est une manière d’exprimer le contraste entre les différentes perceptions vécues par une même femme, entre ses attentes et sa réalité, entre son corps et sa raison.
Vous avez fait le récit d’une déroute. Maintenant que le livre est écrit, que vous le tenez entre vos mains, quel regard portez-vous sur cette déroute et sa mise en forme littéraire?
J’ai l’impression d’avoir en quelque sorte sublimé ma vraie histoire, « ce qui s’est réellement passé », avec l’œuvre littéraire. Étrangement, c’est comme si la force des mots, le pouvoir de la littérature, s’était substitué au drame et à la douleur inhérents à l’événement en question. Quand je pense à cette histoire aujourd’hui, je pense d’abord à l’aboutissement de celle-ci, au récit que j’en ai fait pour lui permettre d’exister dans ma mémoire et, peut-être, dans la mémoire des lecteurs. Je pense à une fin heureuse.