Notre entretien avec
Camille Bouchard
D’où vient l’idée d’une saga historique comme Le Siècle des malheurs?
En donnant des conférences dans les écoles, j’ai été alarmé par les méconnaissances des adolescents et des jeunes adultes en ce qui concerne l’Histoire du XXe siècle. Puisque je m’apprêtais à occuper le poste d’écrivain en résidence à l’Université Laval, je me suis dit que l’occasion était trop belle, au cours des activités de création littéraire, d’amener mes auditoires à réfléchir aux grands événements des années 1900.
À la fin de mon mandat à l’Université Laval, j’ai poursuivi ma démarche dans une école secondaire de Lévis où, là encore, j’étais écrivain en résidence. Des personnes du troisième âge sont venues rencontrer les adolescents et ont relaté leur expérience du XXe siècle. C’est à travers ces discussions et au fil de mes propres lectures que j’ai amassé suffisamment de matériel pour écrire une série qui pourrait facilement contenir mille tomes – mais que j’ai dû réduire à cinq. Pour le moment.
La série a transporté le lecteur de l’Amérique à l’Asie, en passant par l’Afrique. Comment avez-vous choisi les événements et les lieux qui seraient au centre de chacun des romans?
Il a fallu me faire violence pour choisir les thèmes. D’emblée, j’ai évité de m’attarder aux événements les plus connus, comme les deux grandes guerres, l’assassinat de John F. Kennedy, le premier homme sur la Lune, etc. De concert avec ma directrice littéraire, j’ai aussi cherché à ne pas trop m’attarder à une région en particulier. Cependant, certains thèmes se sont imposés d’eux-mêmes. Par exemple, j’ai écrit Plutonium à l’époque où Donald Trump et Kim Jong-un se menaçaient mutuellement du feu nucléaire. Je n’avais pas prévu traiter de l’horreur d’Hiroshima dans la série. Je travaillais déjà sur un autre projet ayant l’Asie pour théâtre – la guerre de Corée –, et j’avais abordé la fin du colonialisme au Vietnam avec Indochine. Mais j’ai modifié mes plans, car à voir la désinvolture dont faisaient preuve les deux chefs d’État, j’ai senti l’urgence de faire comprendre aux jeunes les conséquences d’une attaque atomique.
Cicatrices, le cinquième tome de la série, aborde les tensions raciales qui secouent depuis longtemps le sud des États-Unis. Quel message vouliez-vous faire passer en abordant ce sujet?
Que le racisme est omniprésent et qu’il est toujours en pleine forme. Face à des mouvances politiques de plus en plus intolérantes, à des groupes d’extrême droite qui se sentent libres d’afficher leur xénophobie, il est primordial de rappeler aux jeunes que le racisme est un monstre et qu’il est loin d’avoir été éradiqué. Tous les jours, on le reconnaît dans les remarques du citoyen je-ne-suis-pas-raciste-mais, on le devine dans les discours anti-hidjab… Il est là, à feuler sous le couvert du taillis. Si on reste sourd à ce spectre grondant, surtout dans une société ouverte à l’immigration, on fonce droit dans le mur – et je ne parle pas de celui de Trump.
Ténèbres, le quatrième tome de la série, aborde également ce sujet. Il y a des discours de l’époque (1925) qui se rapprochent drôlement de ce qu’on peut lire aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Il faut urgemment sensibiliser les jeunes aux dangers de renouer avec les réflexes discriminatoires et suprémacistes du siècle précédent.
La littérature a montré maintes fois son pouvoir de nous affranchir du discours des autres. Cette liberté d’apprendre par nous-mêmes et de forger notre propre pensée est redoublée chez les jeunes.
Extrait de l’entretien
Il semble que vos romans – même les plus trépidants – ont toujours une vocation éducative. Croyez-vous que c’est votre rôle, en tant qu’écrivain pour la jeunesse?
Tous les écrivains ne sont pas d’accord avec moi, mais personnellement, je suis incapable de limiter mon rôle d’artiste au divertissement. Je ressens une responsabilité qui vient avec le privilège d’être lu par les jeunes. Il me semble que l’influence exercée sur eux par mes textes me fait hériter du devoir de les aider à grandir.
La littérature a montré maintes fois son pouvoir de nous affranchir du discours des autres. Cette liberté d’apprendre par nous-mêmes et de forger notre propre pensée est redoublée chez les jeunes. J’en ai eu un exemple puissant, un jour, devant une classe de 3e année du primaire. Un petit garçon de neuf ans m’a demandé comment je faisais « pour mettre des images dans [s]a tête ». Sans comprendre que la machine à fabriquer des images, c’était sa propre imagination, et non la mienne, il était en train d’apprendre à recréer les univers que je lui proposais, à les ajuster à sa vision personnelle et, ainsi, à rêver le monde qu’il souhaitait trouver, voire forger, une fois adulte. Ça fait peut-être un peu prétentieux, mais je ne parviens pas à assumer mon rôle d’écrivain pour la jeunesse sans éprouver cette lourde mais ô combien valorisante responsabilité.
Tome 5 de la série Le Siècle des malheurs
Livre publié dans la collection « Boréal Inter »