Notre entretien avec
Mauricio Segura
On aime bien repérer les préjugés de nos semblables, mais on est moins enclin à admettre les nôtres. Le roman ne permet-il pas, justement, d’épouser et d’éprouver plusieurs points de vue?
Comme le personnage de Lola, dont le point de vue ouvre le roman, je crois que « chacun a des préjugés, mais que personne ne les avoue ». La comédie sociale étant ce qu’elle est, il m’est apparu assez tôt dans l’élaboration du roman que je ne présenterais pas les événements à l’aide d’un seul point de vue, et que je me tiendrais loin de tout jugement moral.
Le roman est un genre dialogique, polyphonique, nous apprend le théoricien Mikhaïl Bakhtine. Il excelle à présenter des discours, des idéologies qui s’affrontent, sans nécessairement proposer une synthèse. Plus précisément, c’est au lecteur de tirer ses propres conclusions. Dans cette optique, Viral propose en six chapitres une radiographie des discours sur la figure de « l’immigrant » dans le contexte montréalais. Chaque chapitre présente le point de vue d’un personnage différent. Six visions du monde donc, où il n’est pas question que de l’étranger, mais aussi de la disparition progressive de la vie privée, d’amitié, d’amour, bref, de la vie.
J’ajouterais que la vision du monde de chaque personnage est elle-même fragmentée, traversée par plus d’une voix. « L’Autre » se terre en chacun des personnages. C’est notamment le cas de Dominique, la chauffeuse d’autobus.
Six visions du monde donc, où il n’est pas question que de l’étranger, mais aussi de la disparition progressive de la vie privée, d’amitié, d’amour, bref, de la vie.
Extrait de l’entretien
Parlons de la structure du roman : tous ces points de vue différents vont dans le sens de ce que nous venons de dire, mais c’est en même temps un grand défi d’écriture.
Rester au plus près du point de vue d’un personnage était pour moi crucial. Il fallait non seulement épouser la vision du monde des personnages, mais aussi emprunter leur façon particulière de s’exprimer, tant sur le plan lexical que sur le plan syntaxique.
Le personnage de Camilo, jeune adolescent d’origine colombienne qui se passionne pour le basketball, m’a lancé un beau défi d’écriture. En rédigeant ce chapitre, j’ai réécouté en boucle des enregistrements d’entrevues que j’ai menées auprès de jeunes d’origine latino-américaine. J’ai tenté de transposer, dans la forme romanesque, la langue de ces jeunes qui parfois en une seule phrase mélangent le français, l’anglais et l’espagnol en se servant à profusion de ce que les linguistes appellent « l’alternance codique ».
Le chapitre de Guillaume, personnage qui tombe dans la paranoïa et dans des théories du complot, a lui aussi nécessité beaucoup de travail. Malgré la dureté de certaines de ses convictions, il m’est apparu important que ce personnage conserve sa part d’humanité. Le roman est, oui, une fabuleuse machine à démonter des stéréotypes et des idées reçues, mais il est surtout une méditation sur la condition humaine : nous sommes tous susceptibles de tomber dans l’abîme de la haine.
De toute évidence, Viral s’inscrit dans le roman social, n’est-ce pas?
Si par « roman social » on entend un récit exempt d’une vision omnisciente et d’un message édifiant, et qui présente le « social » par le filtre de la subjectivité des personnages, je suis d’accord.
Ce n’est pas pour rien que j’ai placé en exergue une citation de Honoré de Balzac – « La haine, comme l’amour, se nourrit des plus petites choses, tout lui va » – et une citation de James Baldwin – « Perhaps home is not a place but simply an irrevocable condition ». J’aime la tradition du roman social, en particulier celui du XIXe siècle français et celui du roman américain des années 1950 et 1960. Le premier aborde le social en traquant le pouvoir et l’argent, alors que le second nous donne accès aux conflits intérieurs que provoquent les tensions sociales.
Par ailleurs, Viral est un roman en prise directe avec des enjeux actuels. Je pense surtout ici au chapitre de Yasmine, qui retrace les parcours d’intégration de nouveaux arrivants. Le roman aborde aussi notre rapport au monde virtuel et l’emprise qu’exerce la culture américaine sur les jeunes. Tous ces sujets sont liés, à mon sens, par le grand thème du sentiment d’appartenance, notre désir à tous d’être reconnus pour ce que nous sommes.
Il passait ses journées à dire que, non, il ne déprimait pas parce qu’on ne lui avait pas reconnu son diplôme d’ingénieur, qu’il s’était ruiné en payant examen sur examen de l’Ordre des ingénieurs, ou qu’il avait perdu un temps fou à essayer de reprendre des cours à l’université entouré de mocosos qui venaient à peine de lâcher le biberon, cours qu’il avait fini par abandonner.
Extrait du livre
Viral est un roman social qui pose des questions difficiles, mais c’est aussi une comédie de mœurs drôlement efficace.
Je dirais qu’au fil de l’écriture je me suis aperçu de l’efficacité du mode satirique. Cela est vrai pour le chapitre de Lola, qui se démène dans le milieu journalistique avec ses problèmes identitaires ainsi qu’en famille avec la rivalité qui l’oppose à sa sœur. Et cela est vrai aussi pour le chapitre de François, un maire d’arrondissement par lequel j’aborde la question des abus de pouvoir en milieu de travail.
De plus, et je crois que cela traverse tout le livre, plusieurs discours, que le lecteur reconnaîtra, sont ironisés, qu’ils portent sur les communautés culturelles, les réseaux sociaux ou les relations de couple. J’ai eu recours ici au pastiche, procédé qui consiste non seulement à imiter la manière d’un discours donné, mais aussi à le plonger dans un contexte nouveau afin de le rendre étrange. Cela est particulièrement le cas dans le chapitre consacré à Guillaume. En somme, une ironie, tantôt douce, tantôt manifeste, parcourt le roman.