Jules Racine St-JacquesGeorges-Henri Lévesque, un clerc dans la modernité

Parcours d’un croyant engagé dans la modernité, avec tout ce que cela comporte de tensions intérieures et extérieures.

Notre entretien avec
Jules Racine St-Jacques

En quoi le parcours du père Georges-Henri Lévesque, actif des années 1930 aux années 1960, peut-il avoir une résonnance actuelle?

La question est bonne. Qu’est-ce que nous, contemporains des réseaux sociaux, des téléphones intelligents et du selfie, pouvons-nous bien avoir en commun avec un prêtre dominicain né en 1903? À première vue, nous sommes à des années-lumière du quotidien du fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Mais à bien y regarder, nous partageons aussi un certain nombre des préoccupations, des malaises, des idéaux même, qui animaient le père Lévesque dans ses combats des années 1930 à 1960.

L’engagement du père Lévesque dans la modernité du Canada français durant cette période s’articule autour de quatre axes principaux : modernité économique, modernité sociale, modernité scientifique et modernité culturelle. À chacun de ces plans correspond un épisode plus ou moins conflictuel de la carrière intellectuelle du père Lévesque, articulé autour d’un problème insoluble, caractéristique de l’époque où il évoluait. Sur tous ces plans, l’engagement du père Lévesque résonne encore aujourd’hui avec des accents actuels. Je me limiterai cependant à deux exemples particulièrement probants.

Comme bon nombre de ses contemporains, le père Lévesque a fait ses études universitaires en Europe, de 1930 à 1932. À son retour au Québec, la crise économique bat son plein; c’est donc au problème de la modernité économique qu’il s’attaque en premier. Plusieurs interprètent la Grande Dépression comme la faillite du libéralisme, synonyme de modernité et d’inégalités. Au moment où je commençais à rédiger la thèse qui a conduit à ce livre, le monde se relevait péniblement d’un autre grand échec financier : la crise économique de 2008. Faisant écho aux indignés de Wall Street, les militants du printemps érable ne manifestaient pas seulement contre une simple hausse des droits de scolarité. Ils appelaient surtout à repenser le système de fond en comble. Contre l’individualisme et l’anomie, ils parlaient de redistribution des richesses, de justice sociale et d’entraide. Ils appelaient à replacer la personne au centre des valeurs économiques pour l’émanciper de l’aliénation des créances et libérer son potentiel créateur. Quelques années plus tard, après une décennie 2010 marquée par l’accroissement des inégalités, les remises en question du libéralisme économique sont plus pressantes que jamais. La campagne présidentielle américaine se jouera vraisemblablement sur la question de la répartition des richesses. D’Occupy Wall Street à Bernie Sanders, en passant par les carrés rouges, une part grandissante de la population occidentale réclame aujourd’hui une nouvelle donne économique, une refonte du capitalisme, voire de la société tout entière. Il y a dans cette critique du libéralisme économique l’écho d’un malaise depuis longtemps exprimé à l’endroit de ce système, un malaise partagé par l’ensemble de la classe intellectuelle québécoise des années 1930, dont le père Lévesque. Remplacer le profit par la personne au cœur sacral de l’économie; le père Lévesque ne disait rien d’autre quand il parlait, en pleine crise des années 1930, de remplacer le capitalisme par le coopératisme. Entre le capitalisme vicié et le communisme vicieux, disait-il, il n’y avait qu’une voie possible, et c’était le coopératisme. Car seul le coopératisme donnait de véritables moyens pour replacer le consommateur au centre du système économique, seul le coopératisme promettait un accès démocratique à la participation économique et seul le coopératisme conciliait l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, ce qui est, il faut bien l’admettre, le problème persistant du système libéral moderne.

Le second combat qui jalonne le parcours du père Lévesque dans le Québec des années 1930 à 1960 survient en 1946, lors de la crise de la non-confessionnalité des coopératives. Là encore, ce combat n’est pas sans résonnance dans le Québec d’aujourd’hui. Je résume l’affaire en quelques mots : en 1945, le père Lévesque, qui est alors président du Conseil supérieur de la coopération – une sorte de groupe d’intérêt avant la lettre qui visait à promouvoir la doctrine coopérative – publie un article dans la revue du Conseil. Cet article dit une chose qui aujourd’hui pourrait apparaître tout à fait banale, mais qui a l’époque a déclenché une véritable polémique: il affirme que les coopératives ne devraient pas afficher leur confession religieuse. Sans être neutres ni se rattacher ouvertement et officiellement à l’Église catholique, ces entreprises commerciales devraient être non confessionnelles, c’est-à-dire exister dans l’acceptation intérieure de la foi, sans la manifester extérieurement. Par cette prise de position, le père Lévesque pavait le chemin au désengagement de l’Église dans les sphères qui ne relevaient pas de sa compétence directe. Il ouvrait ainsi la marche de la laïcité qui a franchi un nouveau pas récemment avec l’adoption, en juin 2019, du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État.

Dans le titre de votre livre, on retrouve le mot modernité. Pouvez-vous situer le père Lévesque par rapport à cela?

Je dois d’abord dire que j’ai longuement hésité avant de faire de la notion de modernité un concept central dans mon analyse de la trajectoire du père Lévesque. S’il est un concept dont la communauté des chercheurs en sciences humaines et sociales a abusé, c’est bien celui de modernité. Dans la définition qu’il en donne dans l’Encyclopædia universalis, le sociologue Jean Baudrillard admet lui-même que la notion est floue. Comme pour toute périodisation historique, il est effectivement très difficile de définir avec précision les limites chronologiques et géographiques de l’époque moderne. Historiens français et anglo-américains ne s’entendent d’ailleurs pas sur ces balises. Pour les uns, elle débute au XVe siècle, vers l’invention de la presse à caractères mobiles et la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, alors que pour les autres, c’est la Révolution industrielle qui marque l’entrée dans la modernité. Dans son acception la plus générale, elle peut être comprise comme l’affirmation de la primauté du sujet pensant dans une conception progressiste du temps. Or, cette définition très large n’apporte pas grand-chose à l’analyse du rapport du père Lévesque à cette époque. Pour rendre le concept opératoire, je crois qu’il faut comprendre qu’il n’y a pas une, mais des modernités, que la modernité se décline sur autant de plans qu’on peut imaginer d’aspects à la vie en société : économique, politique, culturel, artistique, social, épistémologique, technologique, organisationnel, etc. De la même manière, il est rare qu’une personne soit entièrement moderne, qu’elle soit entièrement de son temps. D’abord parce qu’il est difficile de définir l’époque et de la suivre dans son évolution, et ensuite parce qu’une personne peut fort bien, par exemple, avoir des idées très en avance sur son temps en matière artistique ou scientifique et entretenir une conception en complet décalage avec son époque en ce qui a trait aux droits des minorités. C’est pour cette raison que je n’ai pas voulu faire entrer d’emblée le père Lévesque dans la case des modernes ou des traditionalistes, mais que j’ai plutôt cherché à comprendre son rapport à l’époque à travers les questions qu’il s’est efforcé de résoudre. D’où la seconde partie du titre de l’ouvrage : un clerc dans la modernité (et non de la modernité).


Remplacer le profit par la personne au cœur sacral de l’économie; le père Lévesque ne disait rien d’autre quand il parlait, en pleine crise des années 1930, de remplacer le capitalisme par le coopératisme. Entre le capitalisme vicié et le communisme vicieux, disait-il, il n’y avait qu’une voie possible, et c’était le coopératisme.

Extrait de l’entretien


Au XXe siècle, la société québécoise est traversée par des clivages, surtout après la crise économique des années 1930. Pour nous, il est étonnant qu’un croyant puisse être un agent de transformation sociale et politique. Pouvez-vous dire quelques mots sur la pensée du père Lévesque par rapport aux milieux coopératifs?

J’ai mentionné plus tôt l’élément très critique, voire anticapitaliste, du discours du père Lévesque dans la modernité économique. Dans ses notes essentielles, ce discours n’a rien de bien nouveau. On le tenait déjà au XIXe siècle alors que se faisaient jour les premières critiques du capitalisme sauvage. Ce qu’on sait peut-être moins, c’est que l’Église a joué une part prépondérante dans la structuration et la diffusion de ce discours. Comme je l’ai mentionné plus tôt, Georges-Henri Lévesque a été en son temps l’un des principaux apôtres du coopératisme, qu’il considérait comme la planche de salut des Canadiens français aliénés par le capitalisme avilissant et menacés par le communisme athée. Lorsque le dominicain parlait du coopératisme, il n’appelait à rien de moins qu’à une révolution, comme l’ont bien noté avant moi les chercheurs Maxime Allard et Jean-François Simard. C’était pour lui un moyen d’humaniser l’économie, c’est-à-dire de la faire fonctionner pour tous et pour toute la personne humaine. Par la mise en place d’une économie coopérative, le père Lévesque aspirait à une société plus égalitaire et plus fraternelle, une société qui ferait advenir, ici-bas et dès maintenant, l’idéal chrétien de justice et de charité. Il peut paraître surprenant qu’un membre de l’Église se soit fait le champion d’un changement aussi radical dans la société.


C’est pour cette raison que je n’ai pas voulu faire entrer d’emblée le père Lévesque dans la case des modernes ou des traditionalistes, mais que j’ai plutôt cherché à comprendre son rapport à l’époque à travers les questions qu’il s’est efforcé de résoudre.

Extrait de l’entretien


Après tout, on a l’habitude de dépeindre l’Église comme une institution fixiste, qui évolue lentement et qui défend l’ordre social établi et la stabilité en toutes choses, ce qu’elle a indubitablement été pour une large part de son histoire. Mais en parallèle de cette Église immobiliste, conservatrice, il y avait aussi toute une mouvance de clercs et de fidèles soucieux de vivre dans leur siècle, de comprendre leur époque et de s’y adapter. Au Québec, c’était l’Église de Mgr Taschereau, du frère Marie-Victorin, de Mgr Charbonneau, tous imprégnés d’une sensibilité religieuse différente, plus enclins à réaliser le règne du Christ sur terre que d’attendre, prostrés et impuissants, que vienne le salut divin. Tous ces gens avaient leurs préoccupations, leurs présupposés, leurs références religieuses propres, cela va sans dire. Ils ne peuvent être tous mis dans une seule et même boîte sans sacrifier au passage quelques éléments de leur personnalité et de leur conception du monde. Mais je crois qu’on peut dire du père Lévesque qu’il avait cette sensibilité religieuse favorable au progrès, au changement social. Et c’est justement cela que j’essaie de montrer dans le livre : comment, par quels moyens et en vertu de quelle sensibilité religieuse, un religieux a pu être agent de changement dans l’Église et la société canadienne-française du milieu du XXe siècle.


Préface de Martin Pâquet